Le train à grande vitesse de la REFE traverse l’Andalousie puis la Nouvelle Castille. Une dizaine de personnes a pris place à Hulva, guère plus à Cordoue. Les cinq voitures fantômes foncent vers Madrid. Je me hasarde dans le wagon bar, pas âme qui vive. Pas de café non plus. Le masque obligatoire me semble superflu, mais c’est la règle.

Arrêté le long du quai vide de Navalpino, je photographie, souvenir improbable, un cactus qui se détache sur le ciel parfaitement bleu. J’abandonne, je le sais, mes rêves et ma liberté, en route vers la grisaille totalitaire du nord où l’hiver semble durer un temps infini rythmé par une météo sans soleil. Aujourd’hui plus que jamais la misère est moins pénible au soleil.

Il faut rentrer pourtant. Peut-être la prison qui m’attend offrira d’autres possibles. Écrire, toujours, d’avantage. Terminer enfin le roman qui m’habite. Mettre un point final et passer au suivant.

A Atocha, une foule sans visage se hâte dans l’immense hall vide en béton. J’imagine ces voyageurs invisibles retenus ailleurs, cloîtrés chez eux par le télétravail, la peur ou l’indigence. Ils me regardent surpris de me voir continuer à vivre presque normalement. Ai-je conscience que 17 ans plus tôt la gare fut le théâtre de terribles attentats terroristes qui firent près de 200 morts ? Ce que les terroristes ont raté, le virus l’a réussi : transformer l’ensemble de la civilisation occidentale en une meutes de morts-vivants prêt à toutes les concessions pour retrouver leur vie d’avant.

L’azur céruléen m’a précédé offrant la possibilité d’une longue errance jusqu’à la Puerta Del Sol. Je remonte à pied longeant le jardin botanique à côté duquel des carabiniers surveillent quelques manifestants pacifiques. Ils demandent depuis plusieurs jours la libération du rappeur Pablo Hasél condamné à neuf mois de prison pour apologie du terrorisme après avoir, dans un tweet, traité le roi Juan Carlos Ier de “mafieux”, fait l’éloge de personnes impliquées dans des attaques et accusé la police d’avoir tué et torturé des migrants et des manifestants. La présence policière m’interpelle. Faut-il faire appliquer les règles de sécurité sanitaires ou bien craint-on d’autres dangers, révoltes ou attentats en ce jour anniversaire des bombes de 2004 ? Quelques rares graffiti montrent qu’ici aussi on souffre du totalitarisme libéré par la pandémie.

J’hésite à me rendre au musée du Prado préférant profiter du soleil à la terrasse du Star Buck qui borde la place Neptune où je déjeune d’un café américain et d’un sandwich au pastrami, laissant mon regard glisser vers les rares touristes qui profitent de ces premiers jours de printemps le long des avenues que la neige recouvrait encore il y a quelques semaines. Une mélancolie triste semble s’être emparée de la ville. Plus loin, le bâtiment qui accueille l’assemblée nationale a des allures de forteresse gardée dans la crainte d’une attaque improbable. Des journalistes préparent leur passage au direct télévisuel de la mi-journée pendant que des activistes en très petit nombre bravent l’interdit de se regrouper à l’occasion de la journée des droits de la femme.

Partout des boutiques bradent leur stock. Partout les mêmes lettres de sang sur les vitrines : liquidation, vendu. De nombreux commerces n’auront pas survécu aux mesures drastiques prises pour tenter d’enrayer l’épidémie. Le confinement tue aussi, autrement. […]

📖 Ce texte est un extrait de mon livre PRÉLUDE.

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