C’est une rue en pente. Elle descend vers l’avenue qui serpente depuis l’ancien bourg d’Escoublac jusqu’au pont de chemin de fer, construit à côté de mon ancien lycée, et porte le nom d’un illustre résident de la station balnéaire, Louis Gervot, mort brutalement dans un accident de voiture au tout début des années 1980. Chaque fois que le hasard m’y amène, je repense au conseil que me fit son fils le plus jeune alors que nous étions élèves à Grand Air, comme on disait à l’époque, et comme on continue probablement de le dire aujourd’hui, pour désigner l’établissement marin coincé entre les bois et la plage : « lis le Rivage des Syrtes, c’est le roman le plus extraordinaire qui soit ». Grâce à lui, je découvrais Julien Gracq et un pan inconnu de la littérature. En effet, bien que j’ai eu la chance de suivre les cours de Patrick Dandrey – spécialiste de l’œuvre de La Fontaine, de Molière et de la littérature française du XVIIe siècle -, juste avant qu’il ne s’envole en chaire à l’université, l’enseignement du français en première se réduisait au Lagarde et Michard.

Le roman occupait, depuis que j’avais terminé l’écriture du manuscrit de Variations, tantôt le bord de ma table de nuit, tantôt mes draps froissés quand je m’endormais le soir en lisant. Je me réveillais au milieu de la nuit, il était là, près de mon visage, dans le halo de la lampe blonde qui n’avait pas évité au sommeil fulgurant de me prendre, comme le joueur de flûte emporta avec lui les enfants de Hamelin. Je ne l’ai pas souvent relu, préférant l’offrir que le relire. Cela m’obligea, à chaque fois, à me mettre en quête d’un exemplaire qui fût plus facile à lire que celui paru à la Pléiade au côté du Château d’Argol et de quelques autres qui façonnèrent mes lectures adolescentes.



Parce que par snobisme je préfère l’époque où les Éditions José Corti vendaient des livres non massicotés, j’étais en quête d’un exemplaire ancien du Rivage des Syrtes. Le papier ressemblait à un tissus de coton fin qu’on aurait amidonné. C’est par hasard que je suis tombé sur l’ouvrage qui était posé près de mon lit, que j’ai déniché un soir à Quimper. J’étais allé assister à une conférence de mon ami Stéphane Barsacq autour du livre qu’il a écrit sur Philippe Sollers et Dominique Rolin qui venait d’être publié aux éditions Le Clos Jouve. Une assemblée hétérogène occupait le rez-de-chaussée de la petite librairie L’Ivresse de Lire, à quelques pas des anciennes halles. Le propriétaire des lieux, Max Foucault, me fit découvrir les trésors qu’ils cachent au sous sol, dans l’espoir vain d’en vendre quelques-uns, mais surtout de conserver près de lui ces livres comme autant de remparts dressés face à la bêtise.

Ce soir là, je fis la connaissance de Bruno Fourn qui par extraordinaire habite l’ancienne maison qu’occupa Max Jacob dans la cité finistérienne. Par quel miraculeux cheminement de la pensée avons-nous évoqué mon ancienne voisine, le docteur Marie-Antoinette Ferron dont le père Augustin Tuset fut un ami de Jean Moulin et de Jacob ? Un signe !

J’ai souvent traversé la Loire pour me rendre à Saint-Florent-le-Vieil. Gracq était encore vivant. Peut-être espérais-je secrètement le croiser au détour d’une des ruelles qui débouchaient sur le fleuve ? Et quoi ! Ça n’aurait rien changé.

C’est au cœur de la Bretagne armoricaine que les Syrtes à nouveau, par un hasard auquel je ne veux pas croire, se révélèrent. Gracq connaissait Quimper. Il y était venu de 1937 à 1939 enseignant au lycée La Tour d’Auvergne. Puis rapidement au début de la guerre avant que son régiment ne soit cantonné à Dunkerque puis en Flandre. Puis à nouveau à Dunkerque où en mai 1940 il est finalement fait prisonnier après un bref affrontement de son régiment avec l’armée allemande qui le fera, prisonnier, en Silésie. Déjà Gracq perçait sous Louis Poirier. Rien d’incroyable donc à ce que sa voix continue d’y être portée, y compris par l’intermédiaire de son livre le plus célèbre, pour lequel il refusa le Goncourt en 1951. Comme le disait justement Paul Éluard, « il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. » Peu importe d’ailleurs que Éluard l’ait ou non dit, une nuit d’automne, j’avais rendez-vous à la fois avec Gracq, et son personnage Aldo issu d’une des plus vieilles famille de la seigneurie d’un pays fictif, Orsenna.

De retour à Vannes, j’avais rangé le livre à côté d’autres ouvrages, prenant soin de ne pas trop exposer sa couverture au soleil. Ce n’est qu’après avoir terminé, enfin, l’écriture de mon roman, quelques mois plus tard, que je me suis décidé à le relire pour meubler de mots choisis les semaines qui me séparent de la relecture de mon manuscrit Je l’ai emporté chez mon père, chez qui je passais un week-end, et je l’ai oublié. Il doit traîner encore sur l’accoudoir du canapé qui meuble le salon de musique et invite à s’y asseoir pour écouter telle symphonie de Bruckner, la voix rauque de Johnny Cash dans une reprise de We’ll Meet Again, l’Aria des Variations Goldberg.

La prose de Gracq est de celles dont on aimerait hériter, dont on mesure l’étrange portée c’est-à-dire l’immuabilité. Quelle serait la probabilité qu’un primo auteur qui écrivît comme Gracq, fut édité en 2025 ? L’époque est aux phrases courtes et accessibles.

Avant d’oublier le livre chez mon père, j’en ai lu une trentaine de pages. Le voyage d’Aldo jusqu’à la mer des Syrtes, ses premiers jours à L’Amirauté, la rencontre du capitaine Marino. Et puis quelques autres éparses, à l’intuition.



J’ai finalement ressorti ce matin le volume de la Pléiade posé tout en bas de la bibliothèque. Il est encore neuf, ou presque, à part la protection en carton jaunie. À ses côtés le tome II, quelques livres édités chez José Corti – il en manque – et puis une biographie écrite par Jean-Louis Leutrat. Dans l’introduction de Gracq à la Pléiade, Bernhild Boie rappelle que Gracq semble peu concerné par les interrogations sur l’écriture auxquelles se sont heurtés la plupart des écrivains de son temps. Hasard ou synchronicité, je lis à l’instant une réaction de Judith Wiart sur un réseau social : Certaines gens se posent trop de questions sur l’écriture, ils feraient mieux d’écrire. Mais écrire pour s’interroger sur l’écriture, c’est écrire, déjà.

Écrire c’est prendre le risque de ne pas être compris, c’est porter une parole solitaire, indépendante, qui n’a comme arme qu’elle-même. L’écrivain Jean-Luc Le Pogam me l’a fait remarquer dans une émission de radio à laquelle j’ai eu la chance de participer, invité avec d’autres auteurs : une fois le livre écrit, il devient libre. Cette liberté à un prix, celle de l’incompréhension et du verbe dénaturé. Les réseaux sociaux participent à cette corruption, caisses de résonance douloureuses dont on ne mesure pas toujours les conséquences. Mais a-t-on le choix ?

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles

Travesties par des gueux pour exciter des sots

Kipling, en 1895.



Je ne suis pas certain d’être tout à fait capable d’affronter mes lecteurs. Pas tous. Une question d’hypersensibilité paraît-il.

Derniers jours d’été. On regarde inquiet le gris du ciel de l’autre côté de la fenêtre, la grue qui se dresse au-dessus des toits. Vague mélancolie. Depuis deux semaines, j’ai posé le stylo. Et maintenant ? « Un grand roman sur fond d’Andalousie, ce serait fort ! » Le déclic ne vient pas. Trop tôt. Pas la bonne saison non plus, pas le bon endroit. J’ai cru que la place d’un écrivain pouvait être au fond de la salle encore déserte des cafés. Longtemps je m’installai sur le port, à Vannes, où j’écrivais quelques heures entre petit déjeuner et café. Désir d’écrire, comportements mimétiques. Mais au fond, n’y-a-t-il pas de meilleurs déclencheurs que la solitude triste d’une vieille maison ou d’un appartement solitaire ?

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