Cabanes multicolores en bois au fond du port de Smögen en Suède
En voyageant, en écrivant

Smögen

Le vent du nord souffle sur les quais désertés. La saison estivale tire sa révérence. Je suis le seul client de la pension Bryggan. Erika m’a apporté une énorme théière avant de terminer sont service. A l’heure qu’il est, emmitoufflée dans son parka rouge, elle doit être dans le petit express côtier qui l’emmène à Göteborg. Il existe un art de voyager à la suédoise mal connu en France. Les ténèbres s’allongent sur le chemin de bois qui serpente le long du port. Plus loin, le mole en béton s’étire vers l’est. On devine le clapot court ponctuant le silence de la nuit de son incessant crépitement. Pas âme qui vive. Je suis seul, au bout du monde. Une idée de mon éditeur, m’envoyer en Suède pour terminer mon roman. On aurait pu choisir Fjällbacka, il a choisi Smögen.

A Paris, tout était propice à procrastiner. Je me levais tôt pourtant. Le MacBook Air posé sur un guéridon en hêtre, un mug bleu canard, première dose de Twinings English Breakfast. Les fenêtres entrouvertes filtraient la rumeur de la ville. Mes personnages fuyaient. Impossible de les retenir. Je contemplais impuissant leurs silhouettes s’évanouir emportant avec eux des bribes de roman. Ecrire tout de même. J’enchainais les chroniques.

Je migrais en fin de matinée dans le petit café qui borde l’avenue, échangeant mes doses de théine contre des gorgées de caféine.

— Un petit noir, Fernand.
— C’est ma tournée.
— J’ai croisé Yvette, elle enterre son père demain.
— Mireille, tu me mettras un plat du jour de côté, je passe à 13 heures.
— Hé les mômes, vous n’avez pas court ce matin ?

Ici je me lève tôt. Dès 6h30 je suis installé à mon bureau de travail près de la fenêtre qui donne sur le port sur lequel planent des ombres noires, à l’abri des sollicitations diverses qui en France me distrayaient et m’empêchaient d’écrire. Tel un militaire je m’attaque à la tâche de bonne heure noircissant l’écran blanc de l’ordinateur à la conquête de chapitres qui voient naitre de nouvelles figures en quête d’auteur. Parfois un mur invisible se dresse qui me laisse coi face à la page blanche. Ultime défi. Je fais alors une pause, sortant marcher avec comme seuls compagnons le cri des mouettes et le clapotis des vagues contre les ducs-d’Albe. Souvent j’oublie de petit déjeuner, me contentant d’avaler des tasses de thé jusqu’à midi. Je descends alors dans la petite salle où Erika a préparé un fika le plus souvent composé d’un grand café et de sandwichs au saumon et au salami. J’aime à lézarder tantôt assis sur les coussins gris, un livre posé sur la table en bois blond qu’éclaire une lampe à huile, tantôt grimpé sur les manges-debout accolés à la vitre d’où je regarde sortir en mer les quelques pêcheurs qui habitent le bourg à l’année. Quand le temps le permet, la promenade du début d’après midi me conduit jusqu’à la côte sauvage où je profite du soleil de l’automne face au phare de Skarvesätt.

Je consacre le reste de la journée à la relecture des écrits des jours précédents et à leur correction. Je me prépare ensuite pour le dîner entouré en fin de semaine par quelques Suédois fraichement débarqués, propriétaires de résidences secondaires, venus profiter des spécialités culinaires locales. Parfois, ils m’invitent à les rejoindre curieux de ce Français égaré dans le Bohuslän. De ces soirée propices aux anecdotes et aux récits, ponctuées d’éclat de rire et de regards étonnés, peut-être garderai-je un souvenir particulier de ma rencontre avec Gudmar et son époux ?

Ingénieur, Gudmar habitait Lund et travaillait pour la prestigieuse université de la ville, plus précisément à l’École polytechnique, quand on lui proposa d’intégrer une société d’ingénierie danoise spécialisée dans l’énergie éolienne. Il venait de divorcer. Trois années d’un mariage au cours duquel il put définitivement se convaincre qu’il n’aimait pas les femmes. Peut-être regrettait-il de ne pas être père quand il regardait les jeunes enfants jouer au foot le dimanche au jardin botanique dès qu’arrivaient les beaux jours ?

Le changement de vie fut assez radical : le matin il se rendait à Malmö d’où il gagnait le Danemark en ferry laissant sa voiture dans le quartier de Amager, préférant rejoindre à vélo le bureau d’étude qui jouxtait le SAS Hôtel. La construction du pont de l’Øresund chamboulerait sa vie, l’amenant à préférer le train qui relierait directement le centre ville de Copenhague délaissant sa bicyclette au profit du confort bourgeois des voitures de la Statens Järnvägar.

Bien qu’il préférât luncher sur son lieu de travail, il se restaurait parfois dans une sorte de bistrot qui longeait la gare tenu par une vieille allemande originaire de Hambourg, prétendant détenir la recette originale des hamburgers servis à bord des navires de la Hamburg-Amerikanische Packetfahrt-Actien-Gesellschaft qui reliaient l’Allemagne à New York au début du siècle dernier. Il prit peu à peu l’habitude de s’y rendre chaque jeudi, parfois seul, parfois entraînant l’un de ses collègues auquels il faisait suivre le mail hebdomadaire qui présentait le menu de la semaine. Ce fut un choc de voir l’établissement fermé et d’appendre par un voisin que la propriétaire venait de décéder brutalement suite à une chute sur le trottoir glacé par le froid.

Quelque semaines plus tard, il reçut un courriel imprévu :

Cher Gudmar,

Les enfants de Irma ont eu la gentillesse de me transmettre la liste de ses clients les plus fidèles.

Je partage avec elle l’envie de faire connaître les recettes de mon pays.

Je t’invite à venir découvrir les spécialités syriennes que je propose.


Bien à toi,

Waël


Waël, « celui qui échappe au malheur » en français. Déterminisme curieux des prénoms ! Il s’était enfui de Syrie après le décès de ses parents. Son père n’avait pu éviter le camion de livraison sans chauffeur qui s’était précipité sur leur voiture. La mort tragique de plusieurs de ses amis tombés malencontreusement des toits où on les avait amenés en promenade, l’avait décidé à quitter ce pays où il cachait son homosexualité par peur de finir suicidé sur un trottoir de Damas.

L’histoire aurait dû en rester là si Gudmar n’avait pas cassé sa chaîne de vélo l’obligeant à rejoindre sa voiture à pied en passant devant le nouveau restaurant. Un soleil froid éclairait les premières journées du printemps danois. Sur le pas de la porte, Waël observait cet homme blond, entre deux âges, qui poussait sa bécane abîmée.

— Il te faudrait un dérive-chaîne.
— Oui. J’ai oublié mes outils dans le coffre de la Lada.
— Je dois avoir ça quelque part, attends.

La cuisine levantine demeurait inconnue pour le Suédois. Ce fût une révélation !

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