En voyageant, en écrivant

Après un an

Le vent du nord s’était réveillé. Ultime nuit sur l’Ile Cannelle. La veille au soir le Portugal nous avait accueillis du côté de Castro Marim où nous avions passé la soirée dans la bodega tenue par Pierre, un Belge venu s’installer en Algarve après avoir vécu trente-quatre ans à Lisbonne. Tapas et vin bio vinifié près de Lisbonne à l’ombre du toit d’un roof-top avec vue sur le fleuve, l’Espagne voisine, le château et les marais salants qui s’étirent jusque Villa Real. Il aurait fallu dormir davantage, profiter de l’occasion offerte de se reposer encore. Les heures qui précèdent un vol matinal sont rarement propices au sommeil. On tourne et retourne dans les draps, un regard sur la montre, attentif aux bruits inconnus qui annoncent l’aube : la mise en route de l’arrosage automatique en contrebas de l’immeuble, les premiers camions venant ravitailler les bars et hôtels qui bordent la plage voisine.

Les souvenirs fugaces des journées andalouses peuplaient l’insomnie. Un soir, j’avais marché seul jusqu’à la côte. Sur la dune bientôt endormie, quelques couples dînaient face au soleil couchant. Les rires fusaient. Je regardai longuement les pêcheurs de tellines avant de m’allonger sur le sable, inquiet de la réaction possible des mouettes voisines, paisible pourtant, guettant l’apparition d’un mince croissant de lune et du rideau sombre sur lequel se projette la voie lactée. A l’ouest, les dernières lueurs enflammaient les collines qui se confondaient avec les nuages aux reflets incertains dans l’eau calme où croisent les orques. J’espérais apercevoir un long aileron noir se détacher à l’horizon. Elles sont une cinquantaine qui vivent entre Gibraltar et la Bretagne, au gré des migrations des thons, effrayant parfois les navigateurs qui osent s’aventurer trop au large.

L’idée terrible que je n’ai au fond rien à dire, rien à écrire me hante depuis plusieurs jours. Je récolte des mots éparpillés, des bouts de phrases, dans l’attente de la logique que mon esprit connaît déjà, mais se refuse à dévoiler, me laissant seul, incertain, face à la page blanche et rebelle. Les images se succèdent, tanguent devant mes yeux fatigués. Je ne perçois pas encore le spleen qui habitera ma solitude. On n’échappe pas au destin. A peine peut-on tenter de lui donner un jour meilleur. Faut-il transiger ?

J’ai partagé mes doutes avec Christian Ghiotti (1) qui m’a fait part du vide identique dans lequel il se trouve. Tous deux puisons ce qui nous reste de poésie dans les souvenirs et la mélancolie. Ah, ressentir plus souvent le jaillissement spontané des mots, du moins comprendre la physiologie de l’inspiration ! La seule mécanique qui fonctionne : voyager, vivre, rire et pleurer. A force de paysages anciens ou nouveaux, de rencontres, de lectures, forger un destin. Plusieurs vies se mêlent, se superposent, s’imbriquent sans qu’on ne puisse, in fine, réussir à les discerner. Si je ferme les yeux un instant, je voyage. Allongé dans une chambre d’hôtel, que borderait le lac Ontario en hiver, je suis le narrateur d’une longue variation, aria empruntée à Bach et à Glenn Gould. Magie imprévisible des mots : il suffit d’une transmutation de genre pour que l’obstacle devienne musique. Mes pensées dansent sur une partition invisible, se nourrissent de notes nouvelles qu’elles n’identifient pas immédiatement dans le brouhaha continu d’informations et d’impressions troubles qui les entourent.

Le mécanisme est incertain, improbable c’est à dire probabiliste. A l’instant où je ponctue cette dernière phrase, je suis assis dans l’immense salon, plongé dans une obscurité douce, qui fait face à la terrasse que borde la maison. A deux pas, j’entends le souffle régulier de la chienne couchée au pied d’un meuble hollandais, tandis que l’odeur des croissants, en train de cuire, envahit lentement le rez-de-chaussée. Dehors il pleut. La météo semble ponctuer l’été avant l’heure. Mes réflexions s’enchainent, tournoient, occupent l’espace qui m’entoure comme une ronde qui longerait les murs, de plus en plus vite, insaisissable et secrète. Puis la sentence, implacable : à quoi bon exposer tout cela ?

Un message bref apparaît à l’écran, clin d’œil à une chronique où je faisais allusion à un livre de Romain Gary. Je prends le temps de répondre, brièvement toutefois, insistant sur la dualité Ajar / Gary qui m’interpelle : peut-on vivre plusieurs vies ? Il y a un petit roman à lire qui s’appelle Vie et mort d’Émile Ajar, publié après la mort de l’écrivain, qui se termine par ces phrases facétieuses : « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci ». La vie n’est qu’un jeu mais il faut parfois du temps pour le comprendre. Pour moi c’est une question de survie. « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. » écrivait Camus. Quels autres moyens avons nous, pour survivre, que de comprendre et accepter la farce dans laquelle nous plonge la Promesse de l’aube et de continuer à vivre malgré tout ? 


Au cours d’un déjeuner en famille, on m’a raconté une histoire que j’avais totalement oubliée. J’avais beau sonder ma mémoire, je n’en trouvais aucune trace. Mais je fis semblant de me rappeler, un peu comme on feint de reconnaître le vieil ami aux traits déformés, que l’on croise à l’occasion d’un mariage ou d’un enterrement, de peur de le vexer. Lui-même, sans doute, par mimétisme social, simule à son tour les retrouvailles des camarades d’antan. Il en va de même avec les livres lus, les films vus : si on les oublie si facilement, à quoi bon lire ou aller au cinéma ?

La réponse nous est donnée par une jolie parabole.

Un élève se plaignait auprès de son Maître qu’il ne retenait rien des livres que celui-ci lui donnait à lire. Le Maître, sans répondre, lui tendit une passoire sale et lui demanda de lui rapporter de l’eau de la rivière proche.

L’élève, étonné, obéit et se rendit à la rivière. Il plongea la passoire dans l’eau, mais chaque fois qu’il la retira, l’eau s’écoula aussitôt. Il répéta plusieurs fois l’opération. Après de nombreux essais infructueux, l’élève retourna vers le Maître.

« Maître, dit-il, c’est impossible de ramener de l’eau avec une passoire.»

Le Maître sourit et lui dit : « Regarde bien la passoire. » L’élève baissa les yeux et réalisa que la passoire, autrefois sale, était maintenant parfaitement propre.

« De même que l’eau nettoie la passoire sans que tu ne puisses la retenir, chaque livre lu purifie ton esprit. Ce n’est pas ce que tu retiens qui compte, mais ce que la lecture te fait devenir. »


La pluie a cessé de tomber. Un air de Traviata traverse les murs, s’éparpille dans les pièces du premier étage avant de descendre l’escalier, rappelle les journées printanières où maman jardinait fenêtres ouvertes en écoutant un opéra. Le jardin a pris des libertés depuis qu’elle n’est plus là. Mais le charme discret des azalées, des hortensias toujours en fleurs, des rosiers qui dévalent vers la pelouse parsemée d’herbes folles, évoque sobrement le temps qu’elle y passait. Elle aimait les fleurs, les arums et les lys en particulier, qui exhalaient leur parfum dès qu’on franchissait la porte qui mène de la cuisine au living-room. Jamais plus les étés ne seront comme avant, coincés entre la date de son décès et celle de son anniversaire. Son sourire revit chaque fois que je pense à elle. Je ne sais pas si je me sens triste ou nostalgique. Peut-être juste un peu seul.

(1) Voir aussi Christian Ghiotti, Chroniques de l’antépénultième

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