Fort La Latte
En voyageant, en écrivant

Le clos des oliviers

Le jardin s’étire en direction de la mer, qu’on aperçoit au loin, parsemé d’oliviers. En face on distingue la côte : Saint-Quai-Portrieux, Binic ou Étables sur Mer ? Le maître des lieux est un enfant. Une âme pure. De l’ancien presbytère, il a fait un refuge pour voyageurs. Etrange abri qui mêle sa passion pour la chine à son attirance pour les livres anciens qui essaiment le long des étagères en pin et l’immense bibliothèque qui jouxte la cuisine. Stendhal a rendez-vous avec Verlaine, Racine ou La Boétie.

On croirait l’ancienne auberge du Haut Marland qui affichait sur ses murs blancs qu’ici on vient à pied, à cheval, en voiture. La porte d’entrée peinte d’un vert céladon donne sur la salle à manger où nous précède notre hôte. Premiers contacts, premiers échanges timides. Sa voix lente, posée surprend un peu. Chaque mot est choisi, pesé. Devant nos regards surpris devant tant d’ouvrages, il glisse rapidement qu’il écrit sans préciser quoi. Une recherche rapide m’apprend qu’il à déjà publié trois opus depuis 2016. Il s’appelle Jean-Christophe.

L’homme m’intrigue. Allongé sur le sable de la plage du Val André, alors que les flots disparaissent à l’horizon, je décide de lui envoyer un message pour faire d’avantage connaissance. S’ensuit un bref échange autour de la littérature, de l’écriture et de Annie Ernaux qui vient d’obtenir le prix Nobel. Je ne mentionne pas la polémique sur ses différentes prises de positions qui divise la communauté littéraire.

Je n’avais rien lu de Annie Ernaux malgré les conseils et l’admiration que lui porte Jean-Philippe Pérou, mon ancien libraire venu sur Vannes pour créer une librairie au joli nom, le silence de la mer, avant de repartir s’installer en Normandie. Magie du numérique, il faut quelques secondes à peine pour que je tienne en mains son dernier ouvrage publié en 2022, Le Jeune Homme, court récit autobiographique d’une cinquantaine de pages dont l’intrigue se déroule dans les années 90 et met en scène ses amours à Rouen avec un jeune étudiant alors qu’elle a passé la cinquantaine. Inversion des rôles où une femme d’âge mur prend sa revanche sur les hommes et ses origines sociales dans une posture patriarcale qu’elle aurait elle-même dénoncée venant d’un homme qui profiterait de sa situation pour devenir l’amant d’une jeune femme de trente ans sa cadette la poussant à rompre avec son petit ami.

« Ce qui n’a pas été écrit, n’a pas été totalement vécu » observe Jean-Christophe citant Ernaux. La citation exacte diffère quelque peu, « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues. ». Je pressens que se loge un concept essentiel dans ces quelques mots où je retrouve l’intuition que nous vivons plusieurs vies, qui se déroulent côte à côte, s’entrecroisent parfois, effleurent notre conscience nous permettant de passer de l’une à l’autre à condition d’en posséder les clés. Ecrire est un sésame qui ouvre des portails inédits vers des existences cachées.

Aurais-je dû deviner que le clos des oliviers abrite un poecile particulier qui me connecterait tout à la fois au passé, au présent et au futur ? Quelle âmes occupent l’ancienne maison ? Celle de l’arrière grand père de Jean-Christophe mort gazé dans les tranchés ? De Gaston Leroux qui la visitant se serait très certainement écrié que « le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat » ? Fallait-il craindre la danse macabre qui se déroulerait peut-être, à la nuit tombée, à notre retour de la soirée passée quai des Terres Neuvas face au petit port de Dahouët, dans l’immense véranda éclairée par la lune bientôt à son apogée ? L’imagination s’emballe, chaque porte fermée dissimule un haschischin qui attend que nous dormions pour venir nous exécuter. Ai-je bloqué l’entrée de la chambre lambrissée avec un fauteuil avant de me réfugier contre le corps chaud de celle qui est peut-être la femme que j’espérais chaque fois que je griffonnais ELLE sur une feuille blanche ou un carnet jauni ? On nomme parfois « Lune du Deuil » la pleine lune en octobre. Elle symbolise les nouveaux buts, les nouvelles résolutions. Autant de synchronicités qui rappellent le déroulement incertain de mes vies. Aucune d’elles n’est morte ni vivante tant que je n’ai pas ouvert la boîte et cherché une réponse.

A l’est, Notre Dame de la garde s’impatiente. A-t-elle deviné que nous allons venir ? Je ne conserve aucun souvenir de la pointe rocheuse où je venais enfant lors des séjours à Saint Cast dans la propriété que mon grand père avait fait construire en contre bas face au golf et à la plage de Pen Guen. A peine reconnais-je la maison. Je me souviens d’un escalier qui mène à la mer, du doberman qui aboyait après la factrice, de mon jeune frère et moi en bottes remontant de la plage accompagnés d’une jeune fille au pair. Impressions incertaines que berce le vent breton tandis que le soleil irradie la mer de touches de couleurs lagon. Je regarde la pointe du Bay, l’île des Ebihens, plus loin la pointe du Chevet et l’embouchure de l’Arguenon. Terres d’enfance qui font écho aux souvenirs plus récents d’un été heureux qui se déployait de la presqu’île de Gâvres à Guidel, m’emportant du Petit Pérello au Kaolins.

Elle marche derrière moi les cheveux dans les yeux. A ses pieds roulent quelques cailloux. Elle porte un pantalon blanc, un pull bleu royal. Son visage laisse passer un doute puis sourit. Craint-elle, elle aussi, le bal des sylphes et des djinns ? Il est trop tard pour espérer parvenir à Fort La Latte avant la fermeture. Du haut du phare du cap Fréhel s’invite une musique inconnue et lancinante qui rappelle un morceau de piano entendu au Sofitel à Lisbonne. Je crois entendre le poète murmurer à mes oreilles : « Il est un air pour qui je donnerais tout Rossini, tout Mozart et tout Weber, un air très vieux, languissant et funèbre, qui pour moi seul a des charmes secrets. ».

La mélodie se mêle à la brise puis disparait finalement me laissant seul et interdit. Je me souviens de son nom, le chant des possibles.

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