La maison
En voyageant, en écrivant

La Maison

La vue du jardin me fit penser à un quatrain de Verlaine à l’instant où je poussai la porte qui s’ouvre sur la petite cour pavée de bitume rouge. Je venais de traverser seul, ou presque seul, une partie des landes armoricaines, d’abord en train, puis à bicyclette pour terminer le voyage. Rien n’avait changé. La terrasse fraîchement balayée laissait croire que ma venue avait été annoncée, quelques massifs semblaient taillés d’hier, des herbes folles poussaient sur la pelouse évoquant une photographie prise à la fin de l’été 1977 peu avant que mes parents n’emménagent. Seules, à deux pas de la haie d’épicéas, les silhouettes obscures des pavillons, tout juste bâtis, surplombant le modeste étang alimenté par le ruisseau qui court au fond de la propriété, rappelaient que le temps a passé.

Les derniers rayons de soleil conféraient un reflet particulier aux vitres de la fenêtre qui transperce le mur de pignon, donnant l’impression d’une lumière allumée à l’intérieur comme si une personne étrangère y eut habité. J’examinai, perplexe et un peu inquiet, le phénomène avant de me décider à m’aventurer sur le dallage de granit qui jouxte la longue façade blanche émaillée de volets bleus délavés derrière laquelle s’étirent la cuisine et l’immense living room qui composent le rez-de-chaussée. Une pensée singulière et floue, imprécise, semblable à une mélodie pourtant connue qu’on ne parvient pas à nommer, enveloppait mon esprit, le cernait sans consistance, dans un mouvement incertain de va-et-vient, bientôt chassée par la brise légère que réveillait la promesse d’une nuit de lune gibbeuse. Le jour lentement déclinait, m’incitant à pénétrer dans la maison vide et déserte où je n’étais pas venu depuis de longs mois.

L’odeur de renfermé, la froideur moisie du carrelage en Pierre de Bourgogne où étaient venues agoniser quelques abeilles, la poussière accumulée sur les chaises Panton firent écho au silence qui m’assaillit à peine entré. On eut cru le lieu tout juste sorti d’un hiver éternel, inhabité, quasi dépeuplé, me métamorphosant, malgré moi, en un explorateur qui eut découvert un temple oublié, délaissé par une horde terrible frappée par l’apparition d’une vague de froid et abandonnant derrière elle les vestiges de saisons heureuses. Je songeai qu’il faudrait aérer, pousser le chauffage pour faire disparaître la perception triste d’humidité tandis que je fouillai placards et réfrigérateur dans l’espoir de dénicher des denrées disponibles pour mon séjour imprévu. Je trouvai du lambick au frais et décidai de mettre à réchauffer le plat cuisiné que j’avais emporté avec moi. Faudrait-il allumer un feu dans l’immense cheminée dont le linteau provient d’un improbable château perdu au nord de la Bretagne ?

J’avais repéré une bouteille de Saint Joseph dans la cave qui s’accorderait au dîner à défaut d’un Irouléguy ou d’un Madiran qui m’auraient emporté d’un trait à l’orée des Pyrénées : instantané fugace d’une ligne de bitume plongeant vers Pau et les montagnes, le Pic d’Aneto à l’horizon. L’arôme du Côte du Rhône ranimait d’autres souvenances confuses et disparates alors que mon regard glissait sur les cadres, posés sur les commodes qui enferment des clichés jaunis et surannés : sépia de maman photographiée dans la vallée de Chevreuse, voilier au mouillage dans le Sound des îles Chausey, portraits de mon frère et moi petits. Je ressentis nettement la sensation de jouer, pour un public invisible, une scène empruntée à un film où un homme vieillissant, de retour dans l’ancienne demeure familiale, jette un coup d’oeil rétrospectif sur sa vie, prend soudain conscience de la vacuité de ce qu’il a vécu.

Venir seul, je le pressentais, c’était risquer d’éprouver le deuil, comme par anticipation.

La pensée, qui m’habitait depuis que j’étais arrivé, se dévoila finalement, implacable et brutale : un jour je reviendrai dans la maison, errant d’une pièce à l’autre telle une âme solitaire, enfant brûlé, orphelin maquillant sa douleur en déterminant une destination aux nombreux objets qui encombrent meubles et tiroirs. Il faudra affronter le chagrin, retenir des larmes lors de la mise en bière ou de la crémation, garder la tête haute, les épaules fortes. Devenir un homme, pour de vrai.

Dehors l’obscurité cognait aux carreaux. Des ombres surgies du passé, s’évadant des tableaux et de ma mémoire, se pressaient autour de moi, me frôlaient, m’entraînaient dans une danse macabre tantôt rejointes par le clair de lune naissant. Ah ! La voilà la camarde se mêlant aux fantômes des hôtes disparus, figures familières qui peuplaient mon enfance et mon adolescence, dans un requiem sans parole qui ne dit pas son nom. Je crois le reconnaître enfin cet air funèbre et languissant qui raconte des noces en septembre. Que reste-t-il de ces journées joyeuses d’automne où déjà un esprit s’était convié à la fête ? Combien sont-ils, perdus ou morts ? La pudeur devrait-elle m’interdire de poser des mots sur les images nostalgiques qu’exhume la musique ?

La représentation cessa brusquement, interrompue par le claquement d’un volet qui me tira de ma rêverie. Je montai l’escalier. Une douce clarté illuminait ma chambre où je demeurai un moment à guetter, caché par les rideaux, regrettant l’absence d’un télescope propice à la sélénographie pendant que l’albédo lunaire s’intensifiait. Le disque ivoire apparût entre les pins éclairant les parterres de rhododendrons en fleurs qui présageaient l’arrivée de matins ensoleillés et, pourquoi pas, de chaleurs estivales.

Malgré la fatigue accumulée, je sais que j’échapperai aux humeurs noires et à la mélancolie. Puisque secrètement, comme autant d’anges gardiens, une cohorte fantastique veille. Le deuil est ma force, ma raison d’espérer.

Car l’existence s’enracine avec le souvenir. La mienne, étrangère à celle de ma famille ou de mes ancêtres avec lesquels je ne partage qu’une généalogie commune, a commencé dans cette maison. Elle en est le creuset, sanctuaire précieux abritant mon histoire, alpha et oméga d’où tout part et où tout finit.

Amarrée dans un trou de verdure, elle ne bouge pas, calme, inébranlable, irréductible au rythme des saisons et au temps qui s’écoule, amer remarquable visible de tout l’horizon, quels que soit les tourmentes et les tempêtes. Sa présence discrète rassure. Il m’arrive de l’oublier, de ne plus y penser.

Je fermai les yeux, abandonné au sommeil, épiant une ultime complainte dans le bruissement du vent. Mélopée sourde et étouffée, semblable au gémissement imperceptible d’une femme blonde à la chevelure défaite qui m’observerait à travers les persiennes tirées.

Commentaires sur “La Maison

  1. J’adore. Ca évoque pour moi beaucoup d’images et d’emotions, car nous avons nous aussi une vieille ferme familiale, dans le Loiret, perdue au milieu des champs. Le temps s’y replie, les souvenirs s’y bousculent: trois generations de Hoerner y ont vécu. Cet enchevêtrement de vies est le chemin de broussailles qui mène au present, à mon existence. Quand j’y retourne, je ressens moi aussi ces impressions vives ou fugaces, si bien décrites dans ce récit. Les thèmes dont nous parlons ici, la vie, la mort, la mémoire et le souvenir, sont des mystères universels. Ils nous fascinent et nous hantent. Je suis moi-même écrivain: ces thèmes, que j’aime aussi explorer, défient la raison et ne peuvent donc être révélés qu’a travers un traitement poétique, aussi délicat qu’un bain photographique. Je tire donc mon chapeau à l’auteur de ce magnifique portrait, évocateur et poétique! Merci Jean-Francois.

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