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En voyageant, en écrivant

Le portrait de Sainte Hélène

Il était quinze heures treize, le flot continuait de monter à Sainte Hélène alors que le soleil froid du début d’année blanchissait l’horizon qui se confondait avec le ciel. On distinguait Saint-Cado, l’Ile de Fandouillec, la pointe du Collet, plus loin l’entrée de la Ria d’Etel qui se jette dans l’océan, pituite incongrue au coeur des langues de sable qui bordent l’Atlantique entre la presqu’île de Quiberon et la pointe de Gâvres. Un cotre en bois, seul au mouillage, perdu au milieu d’une nuée de bouées jaunes, rappelait l’identité halieutique de la région où la proximité de la ria et de la mer a longtemps fourni aux habitants un accès facile aux ressources maritimes, favorisant le développement de la pêche comme activité économique pour plusieurs générations avant que la pêche industrielle ne se développe à Lorient et vide les hameaux environnant au profils des grands ensembles bétonnés construits après guerre.

Deux cyprès indiquaient la position de la chapelle Saint-Guillaume et du restaurant éponyme où il est possible de déguster au déjeuner le panel local de fruits de mer, huîtres, langoustines, crevettes, crevettes grises, bulots, bigorneaux, palourdes, araignées, tourteaux, accompagnés d’un vin blanc sec du pays nantais. La Chapelle, qui date du 17e siècle, n’offre d’intérêt qu’en raison de son authenticité et de sa position qui en fait un amer remarquable pour la navigation. Elle rappelle les nombreux édifices religieux qui parsèment la Bretagne marine. Des murs rectangulaires de granite chaulés, une couverture en ardoise, une porte peinte couleur bleu de France.

Dans l’azur, les derniers nuages disparaissaient, effacés par la lumière. Une légère brise caressait l’onde créant des vaguelettes qui venaient mourir sur la rive et les fonds vaseux, désormais découverts, grenelés de cailloux recouverts d’algues sèches.

L’instant est conservé à jamais. En témoigne une photographie persistante qui erre dans les méandres d’un espace numérique ineffaçable rappelant les instantanées jaunis, qu’on retrouve coincés au fond d’un tiroir à l’occasion d’un déménagement pénible, qui ravivent les souvenirs d’un passé qu’on peine à oublier. Malgré les tentatives pour la supprimer, elle s’obstine, farouche, intraitable, à afficher un bonheur qui semblait éternel. Il faut se méfier des jours heureux. Il faut se méfier des tableaux trop parfaits à l’instar de ce cliché de Sainte Hélène, portrait en apparence banal qui met en scène une femme et un homme au cours d’une balade au bord d’une rivière un premier janvier.

Elle, heureuse, belle, les lèvres minces, un sourire confiant, le regard pétillant, des yeux verts à peine maquillés, le visage, tendu par le froid, qu’encadre un col de fausse fourrure qui surmonte une veste kaki, les cheveux presque auburn. Il la tient dans ses bras, immortalise l’instant grâce à son téléphone portable. Il porte un bonnet marine en laine, un blouson assorti au caban de sa compagne et une barbe de trois jours. Elle fixe l’objectif, lui non. Il regarde l’écran qui renvoie leur image, possible spectateur, alors qu’elle est pleinement en train de vivre le moment. Séance photo anodine d’un couple qui s’aime, qui le montre, partagée sur les réseaux sociaux, commentée par les amis, la famille : « Vous êtes très beaux », « Un joli couple dans un endroit de rêve ». Tout contrastait avec la tempête Bella qui quelques jours plus tôt déferlait sur la Bretagne enneigeant les chemins côtiers de flocons d’écume et privant des milliers d’habitants d’électricité pour le nouvel an.

Ils avait marché longuement le long de l’eau, se tenant par la main, riant, évoquant les souvenirs du réveillon de la veille, insouciants, libres de s’aimer sans retenue. Ils venaient de passer Noël ensemble pour la seconde fois formant un couple que leur famille adorait. Le week-end approchait, le soleil brillait, la vie était belle. Quoi de plus naturel que de se prendre en photo et de la partager sur les réseaux sociaux ?

Le portrait fixe pourtant un temps révolu, ancre un possible dont on sait qu’il était illusoire puisque quelques semaines plus tard, une séparation brutale venait contredire l’histoire qu’il raconte. On aimerait que la pellicule ait disparu, que son tirage fût déchiré d’un geste de colère. Mais non, tout reste figé comme une peinture immarcescible qui persisterait à interroger l’authenticité de la romance qu’elle dépeint, témoin discret d’une relation qui se délitait en silence, et empêcherait ce qu’elle représente de se terminer. Pire, la rémanence numérique projette l’expression d’un bonheur total. Faux peut-être, mais inégalable. Inégalable c’est-à-dire absolu sans concurrence possible.

On aimerait en savoir d’avantage, on aimerait comprendre. La page qui héberge la photographie n’a pas bougé depuis sa publication, comme pétrifiée à l’image de la montre de Shinji Mikamo vitrifiée par l’explosion nucléaire d’Hiroshima qui affiche pour l’éternité l’heure de l’explosion de Little Boy, la bombe atomique larguée par Enola Gay et qui a explosé à 600 mètres au-dessus de la ville. Savait-il déjà qu’il s’apprêtait à la quitter ? Probablement. Certaines théories envisagent que la personne qui met fin à une relation l’envisage depuis une durée égale au tiers de la durée totale de la relation ! En avaient-ils parlé ? Avait-il évoqué des conflits ou des doutes ?

Il y eut une dernière nuit passée ensemble, deux corps qui se rapprochent une ultime fois, puis la bombe au réveil, les mots qui blessent. Elle meurtrie, orpheline de sourires. Incapable de respirer. Son ventre qui se noue au fur et à mesure qu’elle réalise le drame qui se joue. Vomissant peut-être. La honte, la culpabilité. Le doute aussi, le drame de la rupture n’est pas seulement d’annihiler ce qui aurait pu exister mais de jeter le discrédit sur ce qui a été vécu.

Pourtant elle continue de sourire serrée près de lui. Elle continue de croire à l’amour fou, Elizabeth Bennet, Ariane Deume, Belle du Seigneur, conquise, amoureuse à jamais. Le portrait de Sainte Hélène continue de donner vies aux amours éperdues.

A Hiroshima, le Mémorial de la paix abrite la montre de Shinji Mikamo. Ses aiguilles indiquent huit heures seize minutes.

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