La Chapelle Notre-Dame-de-la-Côte accueillait à nouveau des touristes de passage, des curieux qui s’y rendent tantôt à pied, tantôt à vélo. À mesure que la marée montait, la mer recouvrait les étendues rocheuses, attirant par magnétisme un bataillon de surfers casqués. Je restais un long moment à les observer. La plupart peinaient à décoller, probablement par manque de fond.
J’allais regagner la voiture quand un homme est arrivé portant sous le bras sa planche, un sac sur le dos, mince, la barbe et les cheveux courts et grisonnants. Son aile gonflée, il s’est dirigé vers le milieu de la baie, là où on trouve rapidement suffisamment d’eau pour que les turbulences ne gênent pas le fonctionnement du foil. Alors que les autres wingfoilers continuaient de barboter, il s’est élancé vers l’ouest au-dessus des vagues, ombre incertaine dans le soleil déclinant, avant de s’évanouir derrière les roches encore visibles en direction de Hœdic où tanguaient les voiliers encore au mouillage à l’abri de Port La Croix.
À l’entrée du camping, caché derrière la dune, le camion d’un vendeur de churros ambulant rappelait que dans quelques jours ce serait l’été. Déjà des tentes et des caravanes occupaient les meilleurs espaces, rappelant un séjour en Normandie entre Port en Bessin et les plages de Omaha Beach. Immobile, de l’autre côté de la rue, j’hésitai longuement à commander une gaufre au sucre. Je n’avais pas envie de « casser » le billet de cinquante euros que j’avais en poche ni de traverser pour demander s’il était possible de payer sans contact avec mon téléphone. Quel âge ai-je donc ? Suis-je toujours cet enfant qui envoyait son petit frère commander des pan-bagnats sur le port des Sables d’Olonne ?
Je n’étais pas revenu sur la Presqu’île depuis une après-midi ancienne de novembre où j’avais cru deviner l’ombre de Michel Houellebecq entre les flots, qui me fit penser à la femelle requin avec laquelle s’accoupla Maldoror, alors que je regardais, interdit, l’onde que déformaient les rafales.
En mai déjà, une extrême mélancolie m’avait secoué. J’étais retourné voir la dame de l’impasse juste avant de m’embarquer pour le Portugal. La publication de mon livre PRÉLUDE, la difficulté à faire le connaître, à le faire exister, malgré l’immense effort engagé, l’approche de la fin du mois d’avril et de rendez-vous inquiétants avaient ébranlé mes certitudes et mes capacités à rester debout. Je fléchissais, lentement.
Un été a passé, avec ses tristes anniversaires. Mon retour pour trois semaines en Andalousie offrait de jolies perspectives pour redonner vie à l’écriture. Les mots de Stéphane Barsacq, à l’occasion du Solstice d’été, résonnaient involontairement comme une invitation à poursuivre le roman que j’avais négligé depuis plusieurs semaines, depuis plusieurs mois. Stéphane évoquait la musique de Bach, interprétée par Glenn Gould qui selon lui apportait davantage à la force créatrice de l’écrivain que la lecture d’un livre de Roland Barthes. Il faisait notamment référence à « la musique des sphères » que j’évoque rapidement dans un passage de mon manuscrit où le narrateur, au cours d’un dîner avec Alfred Brendel, développe l’idée que la musique serait une écriture du Monde. Quelques jours auparavant, j’apprenais le décès du pianiste autrichien. Autant de signes qu’il fallait poursuivre.
Pourtant les mots se refusaient. Une force invisible semblait reporter l’échéance. Les heures andalouses n’étaient pas si propices à écrire, du moins pas suffisamment pour avoir terminé à mon retour en Bretagne. J’étais en vacances, malgré moi.
C’est finalement au calme d’une vieille longère que la musique de Bach m’a enfin montré le chemin à suivre. L’histoire se développait, naturellement portée par une logique imprévue qui la renforçait et m’aidait à trouver les pièces qui manquaient, semblables aux briques d’un Lego qui, miraculeusement, trouvaient leur place, s’imbriquaient, donnaient corps au récit. Les mots s’affirmaient. Un chapitre, un second, un autre encore. Chaque soir, je relisais, incrédule, ce qui avait été écrit le jour même, accompagné par une voix qui derrière moi murmurait qu’il fallait continuer ; une main qui n’était ni celle de Gould ni celle de Barthes, s’était posée sur la mienne pour m’aider à terminer. J’ai pensé alors à la parabole du nénuphar, à cet ami qui me l’avait racontée et que j’ai perdu de vue. Il est pianiste : il n’y a pas de hasard.
Le quatre septembre, je mettais un point final au récit. Un quatre septembre disparaissait Georges Simenon : il n’y a pas de hasard.
Je connais maintenant le sentiment particulier qui s’empare de l’écrivain quand il écrit le mot FIN. Ce qui semble une délivrance n’est en réalité qu’un plongeon dans le doute et l’angoisse de devoir quitter les personnages avec lesquels il partage ses jours et ses nuits comme autant d’amis, de maîtresses, d’inconnus qu’il croyait manœuvrer et qui soudain prennent vie en dehors de la narration et qu’il ne peut se résoudre à abandonner. Il faut pourtant se détacher des mots, les oublier, pour espérer un regard neuf quand il faudra les retrouver lors de l’ultime relecture.
L’attachement à son manuscrit est addiction dont on croit, à tort, être capable de se passer facilement. On le lit, on le relit, on le lit encore, y apportant d’ultimes corrections. On se dit que cette fois-ci c’est la bonne. La tentation est grande pourtant de s’y replonger, de faire face à chaque relecture à l’impossibilité de le jauger, pire, de juger si c’est un chef d’œuvre ou le pire des ouvrages.
Septembre c’est la rentrée littéraire. Les premiers romans, genre à part entière désormais, occupent un espace important sur les présentoirs de la FNAC où je suis allé dans le but de reconnaître les éditeurs susceptibles de publier mon roman : ils sont nombreux finalement. J’en ai feuilleté plusieurs, les jugeant, malgré moi, à l’aune de ce que j’avais écrit et que je venais de terminer. Comment faire autrement ?
Bientôt l’automne, la boucle se referme. En Bretagne le ciel sombre occupe à nouveau l’horizon des fenêtres, les esprits aussi. Alors que le sort réservé à mon narrateur semble scellé, d’autres fables patientent encore dans l’ombre noire. Elles espèrent que les peurs et les appréhensions de l’auteur ne l’empêcheront pas de les faire naître à sa manière, qui n’est jamais la bonne. Il faut persévérer, écrire encore. Atteindre enfin la haute mer où le fond suffisant permettra de prendre l’envol vers le large, libre d’imaginer d’autres intrigues, d’autres personnages, d’autres musiques qu’on entend pourtant, déjà, quand l’oreille attentive dans la nuit silencieuse perçoit le murmure des astres lointains.