Chroniques d'une épidémie

Nuages d’hiver

Se souvenir d’un film de Mikio Naruse visionné il y a longtemps dans une salle nantaise, le Cinématographe. Flash back involontaire vers une époque où nous étions heureux. Le confinement guette. Est-ce que cela a encore de l’importance ? Le sel de la vie a disparu de notre quotidien : plus de bistrots, plus de restos, plus de dîners entre amis. Le couvre-feu est une prison. Covid par-ci, covid par-là, la Terre tourne autour d’une pandémie sans fin. Réussir à se détendre, lâcher prise. Oublier la boule au ventre. Se soumettre peut-être pour enfin se reposer ? Sortir masqué, se faire vacciner, signer des pétitions pour exiger qu’on rouvre les bars et les restaurants à coup de passeports sanitaires et de flash codes. Se résigner. Baisser la tête. Avoir honte un instant et se lancer de nouveau dans le train train du consumérisme bienveillant. Fini André Gorz, condamné Ivan Illich, oubliée Hannah Arendt. Tout ira bien si je suis le bon chemin. La science officielle nous sauvera. Pfizer est mon ami : aujourd’hui la piqûre, demain le viagra. Désolé pour les quelques amis qui résisteraient encore, je passe à l’ennemi. Adieu Louis Fouché, je ne vous oublierai pas. Il m’a semblé ce matin que le Pr Raoult baissait les bras. Vivre l’esprit vide, abandonné à la jouissance infinie. Bientôt le nouveau confinement finira de détruire le monde d’hier. Des nuages sombres flottent au-dessus comme des épées de Damocles mais je suis sans crainte : le système veille sur nous. Quel bien être d’arrêter de penser !

— Tu crois que tu as dormi dans combien de lieux différents ?
— En bateau à deux endroits différents ça compte pour combien ?
— Deux !
— Cinq cent peut-être.
— Plus, non ? Mille ?

Milles lieux ? Magie des souvenirs. Quai à Gouda amarrés derrière le yacht d’un professeur de chinois à l’université d’Amsterdam. Hôtel déserté au bout du monde un soir de coupe d’Europe de football. Maison provençale posée face au coteau qui rappelait une femme nue les nuits où fuyaient les étoiles. 43ème étage d’un building sans fin ancré au bord du golfe persique. Tente plantée au milieu d’un champ après une fête champêtre. Sous-sol à Londres d’où j’écoutais le bruit des bus en partance pour le Dorchester après un concert de U2 au Stade de Twickenham. Fenêtre sur le toit d’où s’évadaient les gerbilles. Chalet de montagne face à une bonne flambée. Cabane dans les arbres. Balcon en forêt. Néons blafards sortis du passé. Tailleur Chanel à Achill Island. «Bonne Nuit Monsieur». Inventaire à la Patti Smith. Dresser la liste et compter.

Peut-être pas mille, non. Mais suffisamment pour me rappeler à la vie, à la liberté. Seconde d’effroi : qu’allais-je faire ? Choisir un hiver infini à Wuhan ? Brader ma liberté sur l’autel du bien être ? Trahir Cyrano ? Non merci ! Ce soir j’ai coupé les réseaux sociaux. Je n’ai plus l’énergie de lutter. Le combat est âpre. Nos propres amis trahissent et passent à l’ennemi. Nous sommes en guerre, ne l’oublions pas. Conflit imaginaire. Désert tartare, rivage lointain où le Syrte est le seul fruit de nos peurs et de notre imagination. Effrayant mutant sans cesse renouvelé sur le point d’anéantir l’espèce humaine. Clap de fin.

Il y a une heure encore, je descendais insouciant les ruelles pavées. Les lampadaires sombres projetaient sur la ville des ombres aux contours maléfiques. Je ne les remarquais pas, plongé dans l’ivresse de la promenade. Je longeais la vieille porte de bois que borde un jardin séculaire. Il est caché aux yeux des passants, abrité par de vieux murs récemment rénovés. Qui sait que c’est un passage secret vers les couloirs du temps ? Fable oubliée dans la Venise de Hugo Pratt quand au détour d’une rue on est transporté à une autre époque. Mes songeries convergeaient vers l’année 2019. Descente à ski au Lioran avant de goûter à la chaleur d’un bon chocolat, cœur renversé à Tivoli, trottinette électrique louée à Malmö, cimetière masqué, train vers Göteborg, navigation entre les îles de Västergötland, atterrissage à Faro. Pouvais-je me douter que tout serait balayé d’un coup de virus ?

Se réfugier dans les souvenirs pour échapper au temps présent. Fuir les masques, s’éloigner des regards insidieux, esquiver les paroles toxiques. Lacombe, Véran, Barbier, Deray, Blachier : je vous hais ! Aujourd’hui la légion d’honneur, demain le purgatoire. Souffler un peu, laisser s’exprimer la colère. Regard désabusé. L’écrire encore : 2019, un an, un siècle, une éternité. Reste la force des mots, le vrai courage : celui de dire non. Dans l’Atlantique Sud, des chevaliers modernes foncent vers nos côtes. Savent-ils vraiment ce qui les attend ? Moitessier aurait fait demi-tour. Il nous reste la mer et l’océan de nos mémoires, autant de bibliothèques ouvertes sur le monde. Ne rien céder à le fureur. Le lien social doit tenir. Les phrases se bousculent. Je songe à Florence Kammermann. Beau portrait dans le Figaro. Résistante. Sa librairie Autour d’un livre devra-t-elle jouer l’acte II de la résistance à l’oppression bureaucratique ? La sédition pourrait-elle être tapie derrière les masques de façade ? Primum non nocere. D’abord ne pas nuire. Je n’aime pas trop le concept fourre-tout de bienveillance qui cache souvent une empathie de façade. Pour autant le risque d’implosion sociale est évident. Ne pas alimenter les peurs et les rancœurs, modérer les conflits.

Mon père fêtait ses 4 ans le 15 septembre 1939. L’Allemagne venait d’envahir la Pologne, sous la pression populaire la France et l’Angleterre déclaraient la guerre au Troisième Reich. Que reste-t-il de cette journée particulière de fin d’été à Cambrais ? Petit garçon encore choyée par sa maman. Ma grand mère à l’époque parlait-elle avec l’accent britannique ? Pour elle, j’étais “vieux” alors que j’étais enfant. Une marque d’affection probablement. Je revois l’entrée de son appartement parisien. Mon grand père avait déjà disparu. Une moquette claire, peut-être verte. Des meubles anciens. Les fenêtres qui donnaient sur l’avenue. Le souvenir me ramène à Proust quand le narrateur de la Recherche rendait visite à Tante Léonie à Combray. Similitude des noms, similitudes des lieux. Ce soir peut-être vais-je voir Golo chevaucher les murs de ma chambre ? Remonter la couette, ressentir mon corps fatigué, fermer les yeux. Les images affluent. Les cicatrices du passé nous sauvent.

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