En voyageant, en écrivant

Rendez-vous

J’allai me lever, sortir et mettre fin à l’entretien quand surgit une interrogation finale.

« Une dernière question : est-ce que je vais bien ? »

La réponse je la connaissais. Sinon quel aurait-été le sens de l’heure que je venais de passer en tête à tête ? Ce rendez-vous était acté depuis longtemps. Je l’avais redouté, repoussé, évité. Il fallait que cela arrive. Certains chemins se devinent longtemps à l’avance, il suffit d’un peu de poussière d’étoiles pour les dévoiler.

Me voilà donc au pied du mur. J’aime à penser que plusieurs versions de notre existence coexistent, se déroulent dans des univers ou des temporalités différentes, se tiennent tapies à différents niveaux de notre conscience. Peut-être passe-t-on de l’une à l’autre au cours de nos rêves, sans même le savoir ? On se couche malade, on se réveille valide et bien portant. Une vie quittée pour une autre, le saut est plus facile à faire qu’on ne le croit. Je les connais ces réalités qui courent devant moi, effrayantes et insaisissables. Elles se retournent parfois et me narguent : « attrape-moi ».

Je ferme alors les yeux, la respiration courte, une douleur chronique à la poitrine qui tiraille mes côtes. Je suis loin, très loin, dans un lit inconnu et doux. Le visage de ma mère un instant apparaît. Je sens sa main chaude contre mon oreille de douleur comme quand j’étais petit enfant. L’obscurité naissante semble vouloir me protéger. Ai-je rêvé la photographie d’une femme ?  Elle dansait seule devant des oiseaux magiques et colorés, le sourire figé. Est-ce une inconnue ? Son visage pourtant me conte des légendes vécues. N’ai-je donc pas marché à ses côtés le long de la grève que battait la tempête ? N’était-ce pas son soupir dans la nuit où les corps s’offraient sans pudeur ? Une envolée de mots semblait nous protéger. Je crois entendre son rire, ses pas sur la plage comme autant de grincements sur le sable. La dune s’étire à l’horizon. Au loin fuient les voiliers désirés. L’océan bravache l’invite. On croirait Maldoror qui s’accouple avec la femelle requin. L’orage gronde. Les cœurs frappent fort, meurtrissent.  C’est un lointain tam-tam, roulement de tambour incessant qui donne le bourdon aux tempes. Une cohorte sauvage a débarqué, s’avance noire et nue et réclame son dû sous la lune argentée. Les flots masquent mal les tourbillons que créent les nageoires des squales. La gueule en sang ils nagent en cercle, s’approchent du rivage prêt à happer l’enfant abandonné. Les voilà qui le déchirent, s’en repaissent comme d’un agneau immaculé et innocent. Depuis la route côtière claquent des coups de fusils inutiles. Soubresauts ultimes face à la terreur et la folie. Le silence enfin nous gagne faisant disparaître tribus cannibales et monstres marins. Regards étonnés. Une lointaine mélodie s’est levée accompagnée par le vent du nord qui part à sa rencontre. Ils s’affrontent dans une danse macabre et belle qui fait naître les nuages.

Les notes se dessinent, s’échappent, brouhaha cosmique qui se mêle à la pluie. La musique est dessin, peinture, sculpture. Elle est la main qui crée le Monde, clameur et douleur, qui refoule nos envies et nos désirs. Une langue de sel nous appelle à elle, dicte nos conduites. Nous voilà emportés au cœur de la création, témoins improbables,  hallucinés. Bientôt se dressent à nos côtés des paysages fantastiques peuplés d’une faune nouvelle. Une sorte de singe sourit, espiègle. Il porte un plateau de bronze orné de saphirs d’où émane une puissante lumière qui vient nous aveugler et projette un univers infini peuplé de soleils et d’étoiles. Le tournis s’empare de nos âmes, les emporte dans une valse sombre et espiègle, ballet incroyable qui nous laisse bientôt seuls et exsangues devant les flots abandonnés.

Nous nous levons, incrédules. La pâle lueur du soleil marque à nouveau nos peaux blanches et nues. Un frémissement, le froid nous gagne. Vite, s’échapper. Courir main dans la main. S’enfuir, se retrouver peut-être ?

Un pin se dresse, son ombre immense lance une flèche infinie qui semble indiquer la direction à suivre. Elle pointe vers l’ouest, vers ces ergs oubliés où nous nous délections de parfums maritimes et d’eau salée. Les îles jalonnent le souvenir, invitations perpétuelles à voyager toujours plus loin. Dans la dernière brise, nous croyons reconnaître la promesse familière d’un bonheur incertain, mélopée déchirante qui nous tire telle une voile de feu.

Se réveiller enfin, étourdi. Entendre le souffle chaud et régulier de celle qui dort encore. L’écouter. Ressentir la chaleur douce que dégage son corps. Respirer lentement, lentement infuser de son odeur. Ne rien dire, retenir les sons, les larmes. Une fois, une seule fois. La fenêtre est ouverte qui donne sur un jardin d’où glisse une offrande musicale, suave et surannée.

Quel est ce rêve ? Quelle est cette vie ? Seul finalement. La porte ce matin s’est refermée. Je suis invité à choisir mon destin. Poursuivre si je le souhaite. J’ai rendez-vous avec moi-même. Ça sera mon choix, ma volonté. Une douce énergie flotte, lumineuse, halo qui m’enveloppe et me protège. Je marche, décidé. Une main tient la mienne sans que je m’en rende compte, me guide, m’accompagne. Rester debout malgré mes jambes qui vacillent, guetter la prochaine partition, symphonie que je dirige. J’ai le pouvoir de créer mon monde, de m’y perdre parfois.

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