Ile de Groix
En voyageant, en écrivant

Retour à Groix

Seul dans la gare maritime, je fais défiler sur mon téléphone les trop nombreuses notes que j’aurais du effacer. Pas de café : la machine est en panne et la petite cafétéria fermée. Cela ne m’étonne pas. J’ai failli ajouter : nous sommes en France. Coup de bol : J’ai eu le dernier billet au retour. Pour le prix d’un vol vers Faro je me paye un dimanche à Groix. Rien de prévu, un horaire à respecter, c’est tout. Vagabond d’un jour, se laisser entraîner au fil des possibles et d’une humeur badine. Dans mon sac traînent une casquette et un tube de crème solaire : le minimum vitale. J’espère un moment une bouteille d’eau mais le distributeur est vide.

La salle d’embarquement se remplit lentement, fins de week-end sur le continent, excursions, départs en vacances. Mon dernier séjour sur l’île est ancien. Presque effacé de ma mémoire. Se souvenir pourtant de la traversée de la rade avant de parer la Citadelle pour une courte navigation vers le large. Je suis seul, ou presque seul. Va-t-on enfin embarquer ? L’appareillage est prévu dans 20 minutes. Quai de Coromandel, un trois mâts à huniers voit flotter La croix de Malte, masqué par une bene à déchets rouge. Près de la malle, l’eau scintille animée par le vent d’est. Quelques voitures attendent. Nous sommes enfin autorisés à monter à bord. Je grimpe sur le pont supérieur pour profiter de la vue sur le port de commerce, le Pérystile, plus loin les bâtiments du Naval Groupe. L’air immense caresse ma joue, nous ferons route au portant sur un navire inconnu. A tribord la ville étale des immeubles modernes frappés de rayons de soleil cinglants. On croirait une antique cité mauresque arrimée par erreur sur la cote bretonne. Sur bâbord l’Ile Saint Michel dénudée laisse deviner le jusant. Plus loin un catamaran de croisière sort au moteur. Nous embouquerons bientôt le chenal qui m’entraînera vers la liberté.

Être libre ? De quoi ? De choisir enfin un destin ? De sentir à nouveau le souffle d’ouest dans ma nuque ? A nouveau cingler seul à la barre ? Bouffer des milles vers le refuge idéal : ria galicienne, fjord norvégien, la baie de Blacksod peut-être ? Écrire sous une nuit étoilée après être allé marcher dans l’océan le long d’une plage qui craque sous les pieds comme un tapis de gaufrettes. Dîner de poissons fumés à l’ombre des aurores boréales. Dans un pub vert émeraude laisser filer mon regard le long du zinc à la recherche d’un regard amical et d’un feu fleurant la tourbe puis boire enfin la seconde gorgée de Guinness. La brise porte avec elle une chanson ancienne qui parle du temps avec qui tout s’en va.

Déjà je vois apparaître dans l’étrave la maison couleur corail qui réveille des souvenirs endormis. Une voiture télécommandée tombée dans l’avant port, la zone d’atterrissage réservée à l’hélicoptère de la sécurité civile, la plaque mystérieuse placardée à l’entrée d’une discothèque : « interdit aux mineurs ». Je me suis longtemps interrogé enfant sur cet endroit étrange qui refusait son accès aux mineurs de fond ! L’arrivée Port Tudy apporte nostalgie et regrets que peine à dissiper le ciel céruléen. Bouffée de souvenirs disparates alors que nous nous rapprochons du quai. Pourquoi cette boule au ventre ? Ce sentiment soudain de vanité ? Immense tristesse qui m’assaille. On voudrait faire revenir le souvenir mais le temps s’y oppose. Disparus les jours heureux de l’enfance. Effacés ces voyages éphémères que je voudrais faire renaître via la magie de l’écriture et des destinations nouvelles.

Je m’échoue dans le port à la terrasse d’un café bientôt bondé. L’expresso tant désiré ponctue la matinée alors que non loin un manège à l’ancienne emporte son cortège de jeunes enfants au son de la Traviata. Inévitablement je me mets à pleurer, discrètement. Comment résister à Verdi ? Je revois les arènes de Vérone un soir d’été illuminées de bougies tenues par les spectateurs. J’ai parfois tant vécu ! Je souris à la vue de la tasse vide d’arabica que j’ai obtenue en échange de la promesse d’un déjeuner. Tiendrai-je parole ? Me laisserai-je convaincre par les promesses de fruits de mer et de muscadet de la patronne Isabelle, entouré d’une clientèle qui goûte sa retraite en Bretagne ? Un café encore avant de faire route vers Pen Men. Espérer apercevoir les Glénans à l’horizon vierge d’éoliennes, quelques dauphins. Deviner Penmarch, l’Ile de Sein et loin très loin le phare d’Ar Men qui nargue l’Amérique. Me retrouver Robinson, inquiet des cannibales de l’Ile en face comme autant d’ombres projetés sur les murs d’une cavernes. Je veux croire Crusoe libéré du joug de la société, imaginant ses propres règles, n’ayant comme seule crainte de voir débarquer au crépuscule des hordes d’anthropophages hostiles, pourfendeurs d’une liberté qu’elles jetteraient au feu.

Au dessus de ma tête le vol Lisbonne Copenhague tire un trait sur le passé. Je crois revoir Tivoli, la tour de Belem, les quais de Nyhavn, le château de Saint-Georges. Quel ensorceleur facétieux s’amuse à faire naître dans l’azur les traces des histoires anciennes ? Plus tard assis face à la darse, je regarderai s’éloigner le dernier bateau vers l’Orient, tâche neigeuse pailletée des derniers rayons du jour, sans m’inquiéter des heures à venir. Je songerai aux dernières heures des condamnés qui savent la mort toute proche et espèrent qu’une ultime grâce les sauvera. Nuit sans sommeil. Au petit matin dès l’aube, ils guettent inquiets les pas du bourreau. Un miroir sale reflètent les nuages gris qui ont jeté un voile sombre sur l’éther filtrant la lumière naissante qui éclaire à peine la cellule froide. On se croirait en hiver ou au début du printemps lorsqu’il neige encore en avril. Une couche de givre ne recouvre-t-elle pas le sol des cours intérieures ?

Fermer les yeux, chasser ces images morbides, ces pensées funestes. D’un revers de mémoire, me transporter au milieu des voyageurs qui inondent le café situé face au mole puis disparaissent dès que retentit le coup de corne signalant l’arrivée imminente de la prochaine navette. Marée humaine dont les horaires coïncident avec ceux de la compagnie des îles. Une jeune maman tatouée alimente ses gosses en pâte à tartiner industrielle. Deux étudiantes rennaises échangent sur leur week-end qui s’achève. Plus loin un groupe hétéroclite disparait derrière le flot de véhicules qui masquent désormais la petite marina pendant que la radio du bord diffuse de la musique latinos. Des verres s’entrechoquent. La saison démarre à peine et pourtant on ressent quelque amertume. Comme s’il fallait se satisfaire de la journée qui se termine par crainte de la suivante.

La nuit enfin achèvera le rêve. Je me réveillerai dans un lit inconnu, incapable de savoir où je suis, une fenêtre ouverte laissant filtrer le chant d’un oiseau familier.

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