Plage de Kerguelen
En voyageant, en écrivant

Un peu plus loin

Les mots se sont envolés alors que je retrouve la convivialité d’un café pour écrire ce matin. Je reprends petit à petit contact avec la vie sociale abandonnée par conviction depuis août 2021.

Par touche, ici un déjeuner, là un apéro. Hier soir j’ai enfin passé la porte du Cardinal, bar restaurant ouvert depuis plus d’un an face à la cathédrale Saint Pierre. Ceux qui me connaissent savent qu’aujourd’hui est une journée particulière mêlée d’espoirs, d’heureuses surprises et de déceptions. La vie n’est jamais comme on l’invente. Le scénario bafouille. Faut-il comme Jim Harrison écrire face à un mur blanc pour ne pas perdre le fil ? J’ai toujours cru que l’univers animé des bistrots était propice à la production littéraire, m’enfermant dans une bulle hermétique. Tout serait donc devenu différent ? Le brouhaha confus qui m’entoure saborde toute tentative de projeter mon attention. Je me sens cerné de voix éparses qui flottent dans l’air comme des djinns taquins. Impossible de me détacher des conversations que je perçois toutes ensembles. Cadavres exquis où se superposent l’histoire d’une petite fille qui s’ennuie à l’école et recouvre ses avant bras de dessins, le quotidien terrible de deux femmes quinquagénaires sérieusement absorbées par leur projet d’apéro dinatoire samedi soir que viennent finalement ponctuer des rires mécaniques, le silence discret d’une dame qui ne parvient pas à effacer le bruit des pages tournées du journal qu’elle lit, sans lunette malgré son âge. Intrusions furtives dans des destins inconnus sans cesse renouvelées au grès des allers et venues. Mon esprit se porte désormais vers une conversation en anglais au « Yeahs » répétitifs éveillant un souvenir récent. Jim Harrison encore. Sa voix se superpose aux autres qui m’emportent dans la spirale du temps. Souvenir de la grippe espagnole qui voyait les familles enterrer leur proche la nuit pour qu’on ne voit pas les petits cercueils contenant des enfants. Où se situe le drame, le vrai ? Dans le Kentucky en 1919 quand une mère voyait ses 6 enfants emportés par la maladie en un mois ? A Marioupol en 2022 face aux exactions conjointes russes et ukrainiennes ? Les images affluent, Odessa, Eisenstein, 1925.

Plus tard, dans la voiture qui m’emporte vers une vie nouvelle, la contrôleuse remonte la rame en quête de passagers sans billet. Est-il raisonnable de resquiller pour cinq euros ? J’ai toujours aimé les trains. Je voyage à bord d’une automotrice capable de rouler à 200 kilomètres par heure dont la vitesse n’est malheureusement pas exploitée sur cette ligne qui dessert Auray, Landaul-Mendon, Landévant et Hennebont, ponctuant l’itinéraire du théâtre toujours renouvelé des scènes éternelles qui se jouent chaque jour dans toutes les gares du Monde : amoureux qui s’enlacent avant de se quitter, vacanciers en retard, jeune femme pressée en quête de correspondance, étrangers paniqués à la recherche de la voie numéro 3, fumeurs quémandant du feu et une cigarette.

Avant Lorient, on longera l’auberge du chemin de fer, atypique établissement où on peut diner et passer nuit dans un autorail Picasso peint de rouge et de blanc, dont le nom me rappelle une ancienne dédicace de Jacques Lob sur sa bande dessinée le Transperceneige : « A la dame de la rue du chemin de fer ». La dame c’était ma tante, la sœur de ma mère, l’adresse celle de mes grands parents. J’ai remonté la rue via Street View, je n’ai rien reconnu.

Le train file vers l’ouest, vient de passer le pont qui enjambe le Blavet et longe l’Arsenal tandis qu’une voix numérique égrène les gares d’arrêt en direction de Quimper et Brest. La passagère démasquée assise de l’autre côté de l’allée centrale – femme blonde, jeans cintré, perfecto, collier de coquillages à la cheville malgré son âge – me fait penser que pour la première fois depuis des mois, le contrôleur n’a pas rappelé que l’usage du masque restait obligatoire et qu’il devait recouvrir le nez, la bouche et le menton. Ma voisine semble s’être assoupie, le visage nu offert au soleil qui se lève. Un agent de la SNCF passe, aucune remarque : l’étreinte folle que nous connaissons depuis deux ans se relâche. Déjà tout à l’heure sur le quai, je notais les sourires affichés des voyageurs tandis que je téléphonais.

30 minutes de voyage suffisent pour basculer d’un univers à l’autre. Oscillation qui pourrait devenir quotidienne entre ma vie nouvelle et le monde d’avant. C’est un essai. J’aime à jeter un regard circonscrit vers le champ des possibles. Point de bascule où défilent devant mes yeux effarés les images d’un futur invisible. A quelles certitudes s’accrocher ? Horizons incertains qui chancellent tant les évidences d’hier tanguent et semblent fuir la réalité. Je me raccroche aux horaires des Trains Express Régionaux et des TGV Oui Go comme un argonaute désemparé. Je songe aux semaines probables où ils n’auront plus de secret, me transformant en un spécialiste des trajets ferroviaires courts entre Vannes et Lorient. Espace inédit que je n’imaginais pas il y quelques semaines encore : l’Amour a du bon.

Bientôt je verrai apparaître le paquebot de métal, de verre et de bois qui accueille les voyageurs dont on dirait qu’il s’est échoué entre le centre ville et le quartier de Kerentrech. Les portes métalliques s’ouvriront me projetant d’escaliers en couloirs vers la rue Duguay-Trouin, le Ter et la route côtière. Le soleil se couchera alors sur la plage de Kerguelen. A l’ouest scintilleront les lumières de Port Tudy tandis que le faisceau du phare de Pen-Men balaiera l’horizon. Je marcherai dans l’eau noire et glacée craignant la morsure du requin. La nuit verra disparaître mes peurs emportées avec le chant des mouettes et des goélands. Peut-être fermerai-je les yeux pour mieux entendre le silence infini troublé par le murmure des vagues perdues sur le sable ? Une main pressera la mienne. Alors se dévoileront les promesses d’un avenir heureux. Voyage romanesque propice à l’écriture qui verra défiler les ergs bretons, la lande armoricaine, les rives du Léman, le golf de Cadix et les falaises normandes. Un peu plus loin peut-être débarquerai-je à Lisbonne, Buenos Aires ou Stavanger ? Le bonheur est parfois là où on ne l’attend pas, il suffit de tendre la main.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *