Navigation à la voile
En voyageant, en écrivant

Vers la décroissance

Aujourd’hui c’est Kippour. J’ai appelé maman, elle ne savait pas. Je ne m’en inquiète pas plus que cela. Ça veut probablement dire qu’elle est moins scotchée devant la télévision, sinon elle aurait su. J’ai trainé un peu au bureau. Je suis rentré, pensant sauter le dîner, pour finalement me résoudre à préparer ma grande recette de célibataire : des œufs cocotte revisités avec les ingrédients disponibles. Simple, frugale. Il restait un tiramisu industriel dans le réfrigérateur : la fête ! Pendant que je préparais le repas, je songeais que peut-être j’aurais envie après le dîner d’écrire une nouvelle chronique. Je me suis fixé l’objectif insensé d’en rédiger une par semaine. 

Tout en cassant les œufs sur des restes de pain à burger savamment disposés dans un petit plat en céramique blanche, ma pensée glissait sur les différents sujets que je pouvais aborder, passant de la critique de la société technologique à la dénonciation du pic de prévarication annoncé par les affaires judiciaires du jour et les réactions effarantes du ministère de la justice et de l’Elysée. Coupant en morceaux quelques tranches d’emmental destinées à donner à ma préparation un appétissant aspect gratiné, je méditais sur l’opportunité de me servir de quelques bougies chauffe-plats en guise d’éclairage, me promettant de retrouver l’article ventant leur mérite pour construite un chauffage d’appoint économique à partir de pots de fleurs en terre cuite. J’optais pour un reste de sauce tomate cuisinée aux oignons qui remplacerait la crème fraiche, en observant les six flammes vacillantes qui peinaient à sortir la pièce de l’obscurité me promettant un souper quasi dans le noir. Si au moins j’avais une lampe à pétrole ! N’en reste-t-il pas une dans le garage de mes parents posée sur une étagère ? Une de celles que nous avions achetées chez un shipchandler de Falmouth à une époque où nous pratiquions la décroissance et la fin de l’abondance sans même en avoir conscience ?

A cette époque, je passais l’été sur un voilier de onze mètres qui m’entraînait du fleuve Lima aux rives de la Mer du Nord. Expérience écologique inconsciente qui mêlait l’abandon du pétrole, nous naviguions le plus souvent à la voile, à la diversification des sources d’énergie : gaz, alcool à brûler, gazole, éolienne, panneau solaire, centrales nucléaires qui pourvoyaient à l’époque l’essentiel de l’électricité utilisée pour recharger les batteries de bord quand nous profitions d’un catway disposant d’une prise électrique. Une partie de la nourriture était fournie par la pêche à la traine ou au haveneau. Il fallait apprécier le maquereau !

Curieux que je n’ai pas remarqué plus vite que la crise actuelle, sanitaire, énergétique, politique, systémique en somme, donne un coup d’accélérateur à la transition inéluctable vers un mode de vie moins gourmand en ressources naturelles. Tous décroissants ? Ce qu’on nous présente bien souvent comme un drame obligeant à ne pas chauffer à plus de 19°C cet hiver et à préférer le col roulé cashmire au t-shirt en coton, constitue une formidable opportunité de repenser notre rapport à la consommation et tourner  le dos au consumérisme stérile pour nous consacrer à une vie plus riche à la fois spirituellement, culturellement, intellectuellement, émotionnellement.

Quelle est la consommation du four en position chaleur tournante à 200°C dans lequel j’enfournais la cassolette ? Mentalement je calculais l’énergie quotidienne nécessaire sur un bateau de trente deux pieds. Pas si facile, il faudrait faire un tableau. J’ai toujours eu envie de repartir naviguer un jour, troquer le confort bourgeois d’un appartement en ville contre un espace réduit, froid et humide peut-être mais sans attaches. Libre !

Changement d’existence, changement de paradigme. Les paroles d’André Gorz sur la sortie du capitalisme continuent de hanter mon esprit : oser « rompre avec cette société qui meurt et qui ne renaîtra plus », éviter à toute force la « sortie barbare » à la Mad Max. Lors même que le conflit en Ukraine charrie chaque jour son contingent de victimes et que la société post covid n’en finit plus de nous entrainer dans une dystopie absurde, force est de constater que nous ne prenons pas le chemin d’une « sortie civilisée ».

L’avantage de la théorie systémique, c’est à dire que le système est indépendant des éléments qui le composent, est qu’elle nous dégage plus ou moins de toute responsabilité. Il y a une forme de déterminisme dans la vie et la mort d’un système. Une sorte de fatum où la main de l’Homme n’est que la force agissante d’une entité qui le dépasse. L’Allemagne nazie devait s’effondrer, le néolibéralisme mourra. Reste à amortir les chocs et le nombre de morts.

Cette crise je la guettais comme je surveillais la cuisson des oeufs. La pandémie de 2020 a été un révélateur. Tout ce qui était prédit se réalisait. Aurais-je pensé vivre un jour prisonnier dans mon propre pays ? Faudra-t-il se résoudre à se réfugier dans d’autres abris plus hospitaliers ? Cela ne m’effraie pas : je suis héritier de familles nomades.

Coïncidence, une photographie en noir et blanc est apparue sur mon fil Facebook alors que je commençait à manger. On y voit un père et une mère dormant avec leurs enfants dans l’unique pièce de la maison, quelque part près de Porto ou Lisbonne, dans les années cinquante, en pleine dictature.

J’ai eu la chance d’être élevé par une femme portugaise arrivée en France alors qu’elle avait 18 ans. Elle fuyait la misère. Il y a quelques années, j’ai été lui rendre visite dans le nord du Portugal où elle est retournée vivre, dans le village se son enfance. Son mari a construit une belle maison à côté de l’ancienne petite bâtisse familiale qui ressemble à la photo. Je me souviens de ses mots pour me décrire ce qui était pire que la pauvreté. Je pense souvent à elle, à celle qui restera toujours Rose, ma deuxième maman.

Depuis quelques semaines, je consulte les petites annonces de vente de voiliers d’occasion. Un bateau neuf, pourquoi pas ? Mon frère envisage cette option avec un apport de 40% du prix total et un financement grâce à la location quand il ne navigue pas. Le choix d’un bateau ancien, aux qualités marines éprouvées, est probablement plus écolo friendly. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse.

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