Lion de Berlfort
Chroniques d'une épidémie

Voyage en Covidie

Dystopie. Voyage inouï – marketing oblige – le TGV 8704 de 7H31 est à l’heure. Premier étape de mon voyage en Covidie où rien n’est jamais certain. Apprendre, vite. Les repères sont bouleversés. Paradoxes. Là où tout semble sous contrôle, le ballet incessant des mesures contradictoires crée une société sans règle. En France, je profiterais serein de mon voyage : livre, voiture bar, café. Peut-être une discussion affable avec un passager en route vers Paris ?

Ici au contraire je voyage dans un silence absolu. Aucune musique. Seul le tempo régulier des roues sur la voie berce le périple vers l’inconnu. Suis-je le seul à ressentir cette crispation ? Je pars en vadrouille, mon baluchon sur le dos. Vagabond néo-covid avec comme armes mon smartphone et une carte de crédit. Le beep du contrôle de billet ne me surprend plus. Habitude nouvelle. « Je ne veux pas être pressé, fiché, estampillé, marqué, démarqué ou numéroté. » criait le Numéro Six en 1967 (1), visionnaire. Les données binaires s’accumulent dans des data centers lointains traçant mon itinéraire et mes activités. Même mon petit déjeuner, café au lait croissant, pourtant réglé en cash, est connu : j’ai fait l’erreur d’envoyer une vidéo via Messenger ! Les algorithmes veillent. Vais-je voir apparaître sur mon fil d’actualité Facebook des publications sponsorisées ventant les mérites d’un médicament miracle pour faire baisser le cholestérol ? Une nouvelle méthode minceur ? Mes points sociaux vont encore baisser, je suis un mauvais citoyen.

Christophe met la gomme : le train fonce désormais à presque 300 km/h à travers la campagne bretonne. Le jour enfin levé éclaire péniblement une ribambelle de champs cerclés d’une végétation en sommeil. Les lignes de grains assombrissent l’horizon cependant qu’un trou de lumière laisse entrevoir un symbolique bout de ciel bleu. Déjà mon esprit est à Montparnasse. Comment rejoindre le Terminal 3 de Orly porte E ? Il semblerait que le service de cars Air France depuis la gare soit interrompu jusqu’à nouvel ordre. Plusieurs trajets s’offrent à moi. Métro, ligne 6 vers Denfert-Rochereau puis le bus jusqu’à l’aéroport ? Croiser, vite fait, le lion de Belfort et Adèle Blanc Sec avant de continuer ma navigation, découvrir que la statue d’Auguste Bartholdi regarde vers la Liberté située dans le 15 ème et symbolise la résistance d’un colonel pendant la guerre franco-prussienne de 1870. En Covidie, le vieux lion ne rugit plus et la liberté se tait derrière des masques de pacotille.

9 heures 08. J’ai peine à croire que dans à peine une heure je me hâterais sur un quai de gare parisien. Nous continuons notre folle course. Bientôt Le Mans me rappelle d’anciens voyages en famille quand mes parents nous amenaient mon frère et moi dans la maison Ricordeau pour couper la route. Les années 1970, ni autoroute ni grande vitesse. Je revois le regard émerveillé d’un petit garçon lors d’une exposition ferroviaire sur le bas des Champs Elysées. Il y avait une voiture Pulmann de la Compagnie internationale des wagons-lits. Une estrade permettait de contempler l’intérieur de la voiture à travers les vitres. « Cela a vraiment existé Maman ? » «Oui, avant les trains étaient comme ça. » « Oh. C’était mieux avant.». Mieux avant ? Peut-être. Différent, certainement.

En Covidie aussi les trains ont du retard. En Covidie aussi la ligne Etoile – Nation s’arrête pour une heure en raison d’un bagage abandonné. Course dans des couloirs infinis, surpris de voir encore des affiches pour des spectacles culturels : en Covidie aussi on se nourrit d’espoir. Est-ce que je me trompe ? Les rues ne sont-elles pas désertes ? 45 minutes à peine entre la sortie du train et l’arrivée à Orly : en Covidie tout va plus vite. La fermeture des lieux de convivialité, le télétravail et le couvre feu vident les artères des villes de leurs usagers habituels. En Covidie on ne plaisante pas avec la sécurité : pas moins de trois contrôles de ma carte d’embarquement pour accéder à la zone duty free. Personne ne m’a demandé ma carte d’identité ou mon passeport. Qui voyage ? Thomas Naissem ?

Anne Sophie Pic me regarde amusée. L’air d’accordéon diffusé tente-il de nous faire croire que tout est normal ? Normaux les gens masqués ? Normales les chaises de bar inaccessibles obligeant à manger ou boire comme des parias ? Je me sens pourtant privilégié. Privilège de pouvoir encore voyager alors que l’Europe se replie sur elle-même, revenant aux vieux réflexes de frontières et d’enfermement. Rien n’est jamais acquis.

Embarquement. Faut-il craindre une mauvaise surprise ? Je me sentirais totalement rassuré une fois dans l’avion. Non, je me sentirais totalement rassuré quand je dégusterais un “Martini on the rocks” à Isla Canela. En attendant je fais des allers retours, nerveux, dans la salle d’embarquement. Et si on me réclamait un test PCR ? Un passager perdu me demande si je parle anglais : « quelle est la porte du vol pour Faro ? ». Rarement le contrôle des bording pass n’aura été si rapide. Nous sommes une cinquantaine de voyageurs à embarquer dans le Boeing 737-800 d’une capacité de presque 180 sièges. Direction le sud au dessus de la mer de nuages qui recouvre la France, l’Espagne et le Portugal. Je ne me souviens pas d’avoir atterri en Algarve avec un plafond aussi bas laissant apparaître les immeubles lusitaniens quelques secondes avant de se poser. Sortie rapide de l’avion. Traversée éclaire de l’aéroport. Pas âme qui vive. Je ne croise personne. Il paraît que des caméras thermiques veillent. L’immense parking qui borde les arrivées est désert. Quelques taxis verts et noirs espèrent des clients. Derniers milles plein est vers la frontière ibérique. Je traverse Ayamonte. Contraste saisissant : un rideau de fer est tombé sur la ville qui attend que le gouverneur de la province proclame des jours meilleurs anéantissant provisoirement mes rêves de café terrasse et de poisson grillé sur le sable face à la mer.

Le golf enfin. Nous longeons le trou numéro 18 et le club house. Cale de Norte. La voiture s’engouffre dans le sous sol et se gare. Ascenseur. A la télévision Jean-Casteix annonce la fermeture des frontières qui ne me concerne pas encore. Je regarde éberlué des chroniqueurs et des médecins regretter l’absence de confinement oubliant volontairement de citer la récente étude du Pr John Ioannidis, ponte de l’épidémiologie à Stanford, publiée dans le « European Journal of Clinical Investigation » qui suggère qu’enfermer les gens et fermer entreprises et commerces n’apporte rien de plus que les simples mesures d’hygiène de gestes barrières.

Citron, glaçon, vermouth. Enfin. Mon regard se pose vers les collines qui descendent vers le Rio Carreras. Quelques pêcheurs remontent la rivière, inquiets. La fermeture des restaurants diminue la demande en poissons frais. Consulter les derniers chiffres de l’épidémie en Andalousie ne permet pas d’anticiper les semaines à venir. Vivre au jour le jour, profiter, et écrire.

1 – Le Prisonnier, série télévisée britannique créée par l’écrivain et ancien agent des services secrets George Markstein et Patrick McGoohan, acteur principal de la série.

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