tableau Vue de Delft
En voyageant, en écrivant

Le cas Dubois

Jean-Paul Dubois a-t-il mis une touche ultime à son prochain livre ? La méthode fonctionne. Son secret ? Un mois consacré à écrire en adoptant le rythme de vie d’un moine franciscain. Immersion totale avec comme seule compagnie celle des mots et de ses personnages. Les miens m’échappent, se rebellent, jettent un doute subtil et froid sur la suite de l’histoire, à l’image de cet hiver infini qui ronge les premiers jours de printemps. La lune même s’est éclipsée lundi matin avant de revenir, pleine et orgueilleuse, me laissant exsangue au bout d’une nuit sans sommeil.

Je suis retourné parler avec la dame de l’impasse. Rendez-vous imprévu, nécessaire. Se raccrocher au bilan plutôt qu’aux événements qui fuient et me laissent seul devant une réalité floue et inintelligible. Les possibles s’emmêlent comme autant de trames littéraires qui se refusent à l’écrivain, rendant impossible de continuer le récit, de vivre enfin. Une pause s’est imposée, forcée, obligatoire avec son cortège de doutes.

Il faisait soleil place Aristide Briand. À la Fnac voisine, en haut de l’escalier qui mène aux rayons littérature, un présentoir cartonné accueillait les nouveautés. Le dernier Dubois était en bonne place. Impossible de rater ce nouveau roman que je lirai peut-être. Pas maintenant. À part un court ouvrage posthume de Philippe Sollers, je n’ai rien lu depuis que j’ai repris l’écriture de Variations. Ascèse littéraire indispensable : être confronté le moins possible aux autres, vrais auteurs ou usurpateurs, auxquels malgré moi je me compare. Il faudrait tout oublier.

Par hasard le vent qui court en tempête depuis plusieurs nuits n’efface pas l’air vague d’été en Bretagne. Rien n’est acquis. Des orages traîtres menacent d’assombrir l’horizon. Un bus roulait en direction de l’ouest. Regard circulaire. Des passants de tout âge battant le pavé de granit. Quelque chose clochait. Sensation persistante de vivre en dehors de la réalité que j’observe, comme si la dépeindre me figeait dans une temporalité différente. Derrière moi un vieux monsieur, casquette, canne, baskets vertes, regardait s’écouler le temps. Là bas je suis inconnu. Anonyme.



Alors que Dubois met un point final à son roman, le mien patine, s’essouffle comme un coureur de fond qui se risquerait au cent mètres. J’ai fait lire le premier tiers. Avis positifs. Ne pas abandonner, ne rien lâcher. S’obstiner malgré le vide de la pensée, malgré les nuages qui gomment les mots, les projettent vers le brouillard qui semble embrumer mon esprit. Se détacher des préoccupations parasites qui empêchent tout.

J’ai abandonné le narrateur dans une autre Fnac, anonyme, qui se refuse encore à dévoiler où elle se trouve. Sursaut vers un passé qui se révèle multiforme, étranger à ce qu’on imaginait. La vérité se dessine, par touches, dans un lent et incessant mouvement qui l’emporte d’une rive à l’autre, croisière improbable sur le Styx. Déjà à Kyoto les cerisiers ont cessé de fleurir, abandonnant leurs pétales roses à la promenade du philosophe qui serpente le long des canaux du lac Biwa. Il est trop tôt encore pour s’y rendre.

Des horizons moins lointains se dessinent, énergies nouvelles parmi les nuées. Assis au fond d’un café, où j’ai mes habitudes, je scrute un à un les différents clients, écoutant les discours ressassés sur l’insécurité des grandes villes qui gagnerait Vannes par un mouvement mimétique incessant, les chômeurs fainéants, la météo capricieuse, le commerce qui va mal. Sur la terrasse voisine, des échappés de l’EHPAD profitent d’une accalmie. Je suis seul dans la grande salle qui jouxte la cuisine, spectateur silencieux d’une scène involontairement théâtralisée où seule la maîtresse de maison a conscience qu’elle joue un rôle. Je ressens une mauvaise ambiance que n’estompe pas l’habitude. Des visages fatigués, déjà, alors que la saison démarre à peine et que la pluie a réduit l’attrait de la Bretagne comme destination pour les vacances de Pâques. Face au port, on compte peu d’enfants.

« Vous devez toujours avoir des projets : à court, à moyen et à long terme »

La voix raisonne, douce, pertinente.Elle s’est envolée vers les Antilles pour quelques semaines.

Des projets, oui, points d’ancrage vers un futur incertain qui semble se dérober sous les pieds au son d’une reprise de Dalida. Laissez-moi danser, laissez-moi devenir celui que je suis. Même si c’est sans vous, même si c’est ailleurs.

Dans la darse, qui constitue le bassin à flot, les coques oscillent, bercées par une onde légère fille du vent et de la houle du large. Un génois déroule sa toile jaunie, claque, rapidement maîtrisé par l’écoute qui le borde. Bientôt le Golfe, porté par le jusant. Longer l’Ile aux Moines en direction de la Jument. L’appel du large. Une lumière oubliée fait scintiller les flots, se reflète à l’infini dans la vague qui se brise. Au loin la malle de Belle-Ile quitte son mouillage, emportant avec elle les premiers touristes. Inéluctablement le mouvement a repris comme après une éclipse qui voile le jour, laissant les spectateurs interdits et déconcertés pareils au nouveau-né qui ouvre les yeux pour la première fois. Scénario sans cesse répété, écho aux films de Woody Allen ou plus récemment de Nicolas Bedos. Le murmure discret des drisses sur les mâts rappelle la tempête récente. A Saint Malo, le long de la grande plage du Sillon, des montagnes d’eau salée ont escaladé les villas.

Un message, m’encourageant à terminer mon roman, posté sur les réseaux, m’a surpris, troublé, âme touchée par la sensibilité qui me hante et me pousse à écrire. Une douleur déplaisante me poursuit, halo incertain qui habite mon corps, l’enveloppe, souffrance à la fois physique et mentale. Tels les bateaux que je fixe, je tangue doucement sans comprendre où je suis.

Demain un feu estival enflammera la rue Lesage chauffant les pierres des maisons et des immeubles qui longent les trottoirs à peine abrités par les jeunes ormes qui verdissent. A l’heure des troquets, nous nous installerons sur le balcon réchauffé, à la main un verre rougi par l’apérol, à la bouche un sourire d’espoir. Sur la table basse, posé entre les tapas, l’Origine des larmes.

Illustration : Vermeer, Vue de Delft.

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