En voyageant, en écrivant

Le selfie de la Giralda

Une légende indienne raconte que sommeillent en nous deux loups. L’un ne connaît que la colère, l’envie, la jalousie, la tristesse et l’ennui. L’autre est bon. Rempli d’amour, de paix, de générosité, d’espérance, d’empathie et de bienveillance.

Un matin, un vieil apache voit son petit-fils très remonté. Il vient de se disputer avec son meilleur ami à cause d’une jeune femme. Le grand-père raconte le combat incessant des loups qui nous habitent, chacun cherchant à vaincre l’autre, à avoir le dessus.

Le jeune indien regarde longuement son grand-père les yeux brillants et demande : « Grand-père, lequel des deux loups finit par gagner ? ».

« Celui que tu nourris » répond le grand-père.

Il m’est arrivé bien des fois de nourrir le mauvais loup, de me mettre inutilement en colère, de blesser des personnes que j’aimais, de quitter la table sur un coup de tête, faisant semblant de croire que c’était par panache alors que je n’obéissais qu’à l’orgueil et à la bêtise. Dans l’instant on se croit sublime : « qui sont-ils donc ces imbéciles qui ne comprennent rien et cherchent à opposer leurs âneries à mon esprit supérieur ? ».

Combien de coups de sang ? Combien de soirées gâchées ? Combien de larmes superflues ? Ma réputation me précède, celle d’un être colérique, irascible, avec lequel il est impossible de débattre. Certes, le bon mot fait rire mais toujours au dépend de. Mes aphorismes, parfois redoutables, n’amusent plus personne. On hésite à m’inviter, à me présenter des amis, des parents. La crise Covid, exutoire parfait, a fini de portraiturer le personnage.

Je me sens las et fatigué de cette bataille incessante. Lassé qu’on m’imagine fâché dès que ma voix manque de calme ou de douceur. Pourtant il faut comprendre la colère. Ne pas la justifier mais expliquer ses racines, découvrir dans quoi elle s’ancre depuis si longtemps, décoder son langage, affronter les peurs qu’elle révèle, les démons cachés, les cadavres dans le placard.

Le voyage offre une échappée certaine pour lutter contre nos mauvais génies, éloigner les djinns, faire taire le cri de la gargouille. A peine débarqué, un pays nouveau s’offre à nous, sans jugement ni a priori, qui nous plonge dans l’anonymat et nous rassure. L’anglais, le portugais, l’espagnol trop vite parlés, sabir merveilleux, jettent un bouclier protecteur dans l’espace public où le chant des mots se diffuse tel une mélodie étrangère qui enveloppe, berce et forme une sorte de rempart musical contre les agressions ordinaires. Parce qu’on ne comprend rien, on se sent en sécurité. Sentiment illusoire, comme celui du malade qui entend serein le diagnostique sibyllin du médecin qui le sait condamné.

Tantôt une mélopée plus familière s’échappe. Français en vacances ou en villégiature. On les écoute furtivement, avides d’histoires nouvelles. Narrations décousues qu’on peine à comprendre tant les protagonistes demeurent inconnus. L’imagination prend alors le relai, projette des destins fictifs, invente les chaînons manquants pour nourrir le récit qui se déroule à la table voisine. Bientôt le spectacle s’arrête, ils sont partis, nous laisse seul face au livre ouvert et au café bu.

Plus tard un bateau attendra, invitation à poursuivre la route un peu plus à l’ouest vers le Portugal qui offrait des perspectives nouvelles et soulève désormais de nombreuses interrogations. Malgré les nuages apparus le matin depuis la mer, depuis le golfe de Cadix où chassent des orques en colère, le soleil andalous réchauffe les corps et rappelle le bien-fondé d’avoir envisagé de venir habiter ici à proximité de l’Ile Cannelle où les marais et la plage se noient dans le fleuve et l’océan.

Chez Carolina’s une clientèle britannique se salue, adapte son mode de vie aux contraintes locales, représentation nouvelle que j’observe en silence. Il est trop tôt pour entrer dans la danse, trop tôt pour devenir à mon tour acteur de ce quotidien qui pourrait devenir un jour le mien.

L’âme solitaire espère une rencontre. Une robe qui passe, telle une jeune fille au Luxembourg. Elle me suit quelquefois. Hier, assis sur un banc, il m’a semblé l’entrevoir dans le patio du Palais Duenas qu’éclairait doucement le pâle soleil d’hiver, projetant sur le sol les ombres sempiternelles des poinsettia. Plus tôt, je l’avais aperçue à proximité de l’Alcazar, elle longeait la cathédrale, me surprenait à l’orée d’un porche rue de la Feria, s’asseyait à mes côtés dans une bodega qui servait tapas et pichets de sangria, prenait la pause au sommet de la Setas, posait dans la vitrine d’un tailleur tour à tour gitane, Chimène et Dulcinée.

Lentement les relations nouées infusent, transforment celui qu’on croyait être. Elles diffusent malgré elles une énergie nouvelle, inédite et renouvelée. Elles se mêlent aux voyages, dressent le portrait d’un homme nouveau, homme immédiat tel que décrit dans Mémoire écrit dans un souterrain. Le chemin se poursuit, on traverse le fleuve espérant croiser à nouveau le souvenir de la robe qui passait. A Villa Real, les rues en damier évoquent Lisbonne, le Marquis de Pombal, un frôlement de tissus à proximité de la Tour de Belem. Le Guadiana se confond avec le Tage. Partout les mêmes eaux drainent le souvenir, le réinventent.



A Séville j’ai affronté mon destin et mon image. Assis dans la nuit, un verre de Rioja à la main sur le roof-top qui surplombait l’hôtel Dont Maria, où je logeais et qui jouxte la Cathédrale Notre-Dame-du-Siège, je me suis pris en photo, surpris en fixant le portrait, de cet homme que je reconnaissais à peine, que je décidais de partager sur les réseaux sociaux.

C’est peut-être cela le sens caché du selfie de la Giralda ? Accepter d’être qui je suis, accepter d’abandonner le personnage que je traîne depuis trente cinq ans. Constater que dans la foule d’amis anonymes, certains « likent » la photographie et m’invitent sans le savoir à devenir un être meilleur, à faire taire, autant que possible, le mauvais loup qui sommeille.



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