André, un petit crème
Trois semaines à tuer le temps. Nouveau confinement, nouvelles règles. Attestation professionnelle en guise de Ausweis, bien que je ne sois jamais contrôlé. Café. Travail en présentiel, néologisme post-covid, dans un open-space vide. Lectures, ce que j’avais presque totalement arrêté de faire en mars avril. Une semaine sur deux descendre à SFX parce que c’est encore possible. Je redoute la phrase maudite : « Papa, je peux aller au collège tout seul ». Conscience réciproque de la chance que nous avons. Être ensemble, marcher côte à côte. Dialogue matinal entre un père et son fils le long du chemin de l’école. Espace continu, grande joie du quotidien.
Marcher avec son père, sentir le poids des silences. Les souvenirs affluent en désordre. Café pris face à la mer à Quarteira. Les pasteis de nata donnent un air de salon de thé au petit troquet posé sur la plage. Le murmure des vagues nous entrainent ailleurs. Il fait nuit noire quand nous arrivons dans la marina de Lymington. Une pluie froide ne cesse de s’abattre sur le Solent. Nous peinons à trouver une place dans l’immense marina quand soudain une silhouette apparait dans le rayon lumineux de sa torche, nous fait des grands signes nous invitant à nous mettre à couple. Apparition furtive : avons-nous rêvé ?
Notre famille à nouveau éparpillée : France, Portugal, Canada. Noël cette année encore aura un goût amer. J’avais rêvé de le passer enfin tous ensemble, peut-être dans un chalet à la montagne. Les enfants auraient fait des bonhommes de neige. Un feu de bois. Des dizaines de cadeaux au pied du sapin. Un peu cliché. Mais des moments partagés et précieux. Comme ces matins vers SFX, comme le café en Algarve. Le Covid a tout balayé.
Balayé aussi mon projet de profiter du début de l’hiver pour terminer mon roman dans le sud de L’Espagne. Je devais le finir en avril. Depuis mars, pas une ligne. Mon esprit est hanté par la pandémie. Le timing était parfait entre nos projets professionnels et les vacances de février. Un avion pour Faro, vol retour depuis Séville. Les journées de janvier à Hulva se prêtent à l’écriture : la terrasse silencieuse est un horizon iodé.
A Vannes aussi on m’a supprimé mes lieux de travail : j’aime écrire dans les cafés. Je regarde, j’observe, j’infuse. Le brouhaha confus me porte à la rêverie, développe l’imaginaire, images tantôt abandonnées, tantôt notée à la va-vite dans mon carnet Moleskine : une dialogue, la description de la tenue d’une jolie femme, une idée, une situation, un scénario. Le temps qui passe n’est pas le même assis à la table d’un bistrot. Ecrire est une tâche solitaire mais qui n’est pas nécessairement synonyme de solitude. Les personnages prennent vie au fil des lignes, souvent empruntés à la réalité.
Je revois un restaurant sur l’ile de Groix. J’y était allé hors saison pour prendre du recul face à ma vie. Etranger, seul client à qui ont donnait encore du « vous ». Même les quelques touristes de passage faisaient déjà partie de la grande famille des habitués. Celle promise au tutoiement et au fil du temps. Chaque visite est une pièce de plus dans la trame temporelle. Il y a un passé, il y aura un futur. « Ta nièce est sortie de l’hopital ? Content de la peinture grise du salon ? Alors le Maroc c’était comment ? Tiens voilà les jeunes mariés ! On vous revoit après les fêtes ? »
Autant de lieux de vie, autant d’endroits fermés parce qu’une étude américaine bancale suggère que nos cafés restaurants seraient les vecteurs de propagation d’un virus dont les morts de novembre se confondent avec les victimes de la grippe, de la pneumonie ou du cancer. Que restera-t-il de ces lieux, qui forgent notre identité nationale d’avantage que l’école de la république ou la Marseillaise, après 6 mois d’absence ? Combien de petits bistrots à l’agonie ? Combien d’hôtels abandonnés ? Combien de restaurateurs suicidés ? Au profit de Mc Donald et de KFC. Gramsci avait décidément fait mouche avec sa formule lapidaire que tout le monde aime à citer depuis des mois (1).
Le retour des mots se fait progressivement. Ecrire est une activité qui se doit d’être quotidienne pour être efficace. Apprendre à balayer, ce qui me fait défaut. J’ai tendance à m’éparpiller et à procrastiner. Le déclic vient du lecteur : « En attendant n’abandonne pas l’écriture, tu as du talent », « Bravo. J’aurais aimé avoir votre talent », « Jolie plume ». Quelques commentaires suffisent à régénérer l’énergie créatrice. On ne peut pas plaire à tout le monde certes, d’aucun se fend d’une formule meurtrière qui cache mal médiocrité et jalousie : fin de partie. Les chuchotements bienveillants des lecteurs rappellent la parole de Jean Hyppolite sacralisée par Michel Foucault lors de sa leçon inaugurale au Collège de France le 2 décembre 1970 (2) : « Il faut continuer ». Curieuse pensée : j’existais déjà, embryon d’une vingtaine de centimètre, premiers mouvements. Ce n’est qu’en 1989 seulement que je découvrirais la pensée de Foucault via l’excellente biographie que Didier Eribon lui a consacré 5 ans après sa mort, explorant à la fois l’homme et le philosophe. A la même époque, Hervé Guibert sortait son autofiction (3) qui raconte la maladie de Foucoult (Muzil) dans un style parfois emprunté à Thomas Bernhard. Les liens apparaissent, donnant un éclairage au passé, Foucault – Guibert – Bernard, fils conducteurs de mes lectures, de ma pensée. Genèse, depuis le futur bébé croissant au rythme du concerto pour piano Köchel 467. Pédant ? Probablement. Le mot blesse. Qu’importe, les blessures à l’âme sont propices à la création. Le voile s’estompe, les choses ont un sens, la vie également.
- 1. «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres»
- 2. Michel Foucault , L’ordre du discours
- 3. Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie