As time goes by
Le chemin qui mène à la plage de Isla Canela s’étire paresseusement entre les arbres. Je marche seul, ou presque seul. La pluie fait peu à peu place à un ciel de traîne qui escamote encore le soleil. A l’horizon se déploie une ligne d’immeubles abandonnés qui bordent la plage, masqués ça et là par des palmiers qui virevoltent au vent d’est tandis que le jappement d’un jeune chien attaché, trouble le silence. Parfois une voiture me rattrape puis me double continuant sa route vers Punta Del Moral.
Mon regard se pose vers les marécages qui s’étirent jusqu’au fleuve. Plus loin, Vila Real de Santo Antonio dont les façades ivoire reflètent les premiers rayons du jour tels les miroir de signalisation de naufragés abandonnés sur les rives du Guadiana, frontière naturelle qu’il m’est désormais interdit de traverser.
Je remarque une sandale pour enfant presque neuve accrochée à la branche d’un arbousier. Quelle histoire se cache derrière ce petit bout de plastique bleu qui oscille lentement attendant peut-être que vienne le récupérer sa propriétaire ? La colère d’un père face à sa fille qui aurait perdu sa chaussure en revenant de la plage ? Une ballade heureuse en famille ? Un frère facétieux toujours prompt à embêter sa petite sœur ?
Plus à l’est vers Isla Christina, trois grues se reposent autour d’un immeuble en construction, vestige d’une quête folle qui transformait la dune en resort. Ici à Ayamonte plus d’une quart de la jeunesse pointe désormais au chômage. Les hôtels vides, les établissements fermés privent une partie de la population de ses revenus habituels.
Je contemple incrédule la vaste zone touristique aux immeubles néo-mauresques qui a des allures de ville fantôme. Les vols à destination de Séville et de l’Algarve devraient charrier leurs lots quotidiens de touristes en quête de plage, de golf et de soleil inondant les terrasses d’une joyeuse animation renforcée par la consommation excessive de pintes de bière. Des enfants, des demoiselles adolescentes me doubleraient en riant sur leur bicyclettes multicolores tandis que je m’écarterais pour leur laisser la place. Peut-être marcherais-je jusqu’à l’embouchure du Rio Carreras prendre un café attablé dans un bistrot habituellement fréquenté par les pêcheurs locaux ?
L’avenue de la playa bien entretenue, le gazon coupé ras des jardins qui encadrent les résidences, trois ouvriers occupés à monter une véranda au dernier étage de l’immeuble couleurs brique et crème qui se trouve à quelques encablures de la mer, maintiennent une quasi illusion vite rattrapée par la vue des restaurants entourés de bandes police de scène de crime oranges qui empêchent les curieux de s’approcher. Le nom du meurtrier est connu : SARS-CoV-2. Au lieu de se planquer, il laisse croire qu’il est partout, terriblement dangereux.
La côte est déserte. Un couple se promène en direction de la passerelle en bois qui longe le grill « la Cabra ». La femme m’aperçoit, se hâte de couvrir son visage d’un masque et s’enfuit. De quoi a-t-elle peur ? Suis-je un paria ? Un pestiféré ? Complice d’un virus qui semble pourtant avoir décidé de disparaître, content du binz qu’il a provoqué depuis un an.
Les paroles d’une chanson ancienne me reviennent. Bardot, 1963. « Sur la plage abandonnée Coquillages et crustacés […] Mais aux premiers jours d’été, tous les ennuis oubliés, nous reviendrons faire la fête aux crustacés de la plage ensoleillée ».
Le sable a grise mine. Un cataclysme soudain semble s’être abattu laissant derrière lui stupeur et désolation. Je ne m’attendais pas en revenant ici à côtoyer des espaces désertiques. J’espérais au contraire voler un peu de vie à ce petit bout de terre léché par l’onde marine. Les images, diffusée par les médias, des terrasses madrilènes m’avaient faussement laissé croire que l’Espagne m’offrirait ce que la France me refusait depuis des mois : cafés en terrasse, brunchs dominicaux. Une chape de plomb sans soleil s’est abattue sur l’Andalousie.
Des chaises s’entassent dans la salle du palais du dragon. Une oriflamme publicitaire Coca-Cola en lambeaux s’étiole dans la brise. Certaines ardoises présentant le menu du jour trainent encore le long des devantures, signes de la soudaineté de la catastrophe. On se croirait à Phuket en 2004.
Vers le large, quelques hommes d’équipage égarés, venus lancer leurs lignes dans les vagues, occupent le banc de sable qui sépare le rivage de l’océan en un étrange lagon où sont cueillies les tellines. Ils sont quelques uns, de l’eau jusqu’aux mollets, à tirer en marche arrière leur drague, chalut-râteau monté sur des petites roues, dont la lame vient racler le sable et récupérer les petits mollusques sur un tamis. Quelques cargo impassibles traversent le golfe de Cadix. Ils croisent vers Gibraltar, la mer d’Alboran, la Méditerranée, le canal de Suez peut-être, en direction de l’Orient.
Debout face à l’Atlantique, fouetté par les rafales, je ferme mes yeux humides. Une infinie tristesse me gagne qui me prive du désir de vivre. Je suis un arbre au milieu du désert, le branchage dénudé par l’hiver froid qui a gagné le Monde et desséché ma sève. L’espoir est vain. Partout la sottise et la peur glacent les corps et les âmes. En venant ici je pensais échapper au Covid. On ne lui échappe plus nulle part. Partout il est dans le cœur et les esprits.
Que faudrait-il faire ? Fuir, s’éloigner, partir. Traversée vers Tanger. La route de nouveau, Rabat, Casablanca. Quelques notes fredonnées par Dooley Wilson en tête. C’est toujours la même vieille histoire. Le sirocco sécherait les larmes. Sur les quais du port d’Essaouira, je pénétrerais dans l’ancienne petite citadelle. Un vieillard enturbanné me sourirait tendant la main espérant quelques dirhams. Sur la cale toute proche, je musarderais entres les vieilles coques blanchies par l’air marin attendant le prochain calfatage. Puis je me régalerais de pâtisseries marocaines à base d’amandes et de miel accompagnées d’un thé à la menthe songeant au vieux rêve européen, sacrifié provisoirement sur l’autel de la sécurité et de la santé, dont le Brexit pourrait n’être qu’une prémisse visionnaire. Je me rappellerais mes projets lusithanio-scandinaves assassinés par le passeport vaccinal et la fermetures des frontières. Plus tard j’assiégerais la Médina, lointaine cousine de Saint-Malo, errant cahincaha entre les échoppes des marchands espérant des épices inconnues aux vertus curratives qui me redonneraient fois en l’avenir.