En voyageant, en écrivant

Nuire à la bêtise

Le ciel s’est obscurcit brutalement, projetant l’appartement dans la pénombre. A peine cinq minutes ont transformé une soirée d’été en un matin d’automne. La violente averse vide les terrasses drainant les clients attablés dans des salles exiguës au mépris des nouvelles règles sanitaires dites de distanciation physique. La peur de l’orage est la plus forte. Je me suis replié sur le canapé, une fenêtre ouverte laisse entendre le crépitement incessant de la pluie sur les toits. Les rues à nouveau désertées rappellent les jours heureux du confinement. Mes doigts glissent sur les pages d’un livre fraichement acquis, quelques notent noircissent un bloc à petits carreaux. Il est parfois délicat d’expliquer de quoi parle un ouvrage. De quoi procède le choix ? Ce qui le précède ? Critique, extrait rencontré en lisant : porte ouverte, invitation au voyage. La lecture se rappelle à mon bon souvenir. Courir chez mon libraire, s’étonner de trouver l’ouvrage, le hasard n’existe pas, jamais : je finirai bien par le comprendre et l’admettre un jour. Une phrase raisonne avec une critique récurrence de ce que j’écris : c’est triste.

Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves.” (1)

Alors même que je pensais faire acte de résistance en écrivant, un certain désenchantement ferait le jeu de ceux qui tentent de nous contrôler. Toute proportion gardée, lire Primo Levi n’est pas gai gai. Et pourtant il fait œuvre de résistance en témoignant sur sa survie dans le camp d’extermination nazi d’Auschwitz. La tristesse de l’écrivain, la tristesse du lecteur n’est pas celle du cœur ni de l’âme. Elle est révolte, elle est colère. Elle est honte aussi. Honte d’être un homme parmi les hommes.

Mon expérience de la tristesse est ancienne. Je revois deux instants fugitifs ancrés dans le passé comme sortis d’un dialogue sur un divan, analyse. Je me retourne dans la voiture et je fais signe d’adieu. J’ai six ans, je quitte la région parisienne et celle que j’appelais aussi maman. Le second souvenir s’attache à une chanson d’Abba. Une vitre, un crachin, un chagrin, les larmes en écho à la pluie. Rien n’a changé. Vivre avec, parfois se faire piéger et ne rien dire.

The winner takes it all
The loser standing small
Beside the victory
That’s her destiny


Un dimanche de solitude post-confinement rythmé par l’écriture et des chansons suédoises des années 1970. Plonger dans l’œuvre de Gilles Deleuze. Retour aux concepts et à la philosophie. La découverte de sa conférence à la Femis le 17 mai 1987 m’a rappelé l’extrême nécessité de penser l’écriture, son mode de production et sa raison d’être dans un monde que Deleuze prophétisait il y a plus de 30 ans (2).

Il faut qu’il y ait une nécessité, autant en philosophie qu’ailleurs, sinon il rien y a rien du tout. Un créateur n’est pas un être qui travaille pour le plaisir. Un créateur ne fait que ce dont il a absolument besoin.

La communication est la transmission et la propagation d’une information. […] Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes censé devoir croire. En d’autres termes, informer, c’est faire circuler un mot d’ordre. […] L’information est exactement le système du contrôle. […] Nous entrons dans des sociétés de contrôle qui se définissent très différemment des sociétés de discipline. Ceux qui veillent à notre bien n’ont ou n’auront plus besoin de milieux d’enfermement.”

Alors peut-être, écrire c’est résister. Nuire à la bêtise comme la philosophie de Nietzsche. Il est là l’ennemi ultime. Plus terrible que le mensonge, les compromissions, les préjugés, les lâchetés. L’art nous sauve, nous élève, nous émancipe. Genou à terre pour raison sanitaire, il se bat. Il n’est pas spectacle au Puy du Fou, il est son contraire : résistance et hymne à la pensée. Ma modeste plume, quelques notes de Ludovico Einaudi, les Ménines de Velasquez, Moaï de l’Ile de Pâques, Lascaux. Partout, en permanence depuis que l’homme est devenu Homme. Journal du souvenir et de la lutte, au delà de la mort. « Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse pas appel à un peuple qui n’existe pas encore. » (3)

1. Gilles Deleuze. Dialogues avec Claire Parnet. Paris, éditions Flammarion, 1977.
2. Gilles Deleuze : « Qu’est-ce que l’acte de création ? », 1987
3. Ibid

Commentaire sur “Nuire à la bêtise

  1. Un plaisir de lecture, je suis en résonnance avec vous! Vous avez raison: écrire c’est résister!
    Je retournerai vous lire,

    à la prochaine, camarade!

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