Chroniques d'une épidémie

En cavale

Cette chronique n’aurait jamais vu le jour sans la découverte tardive mais récente de Jean-Claude Pirotte, écrivain né un 20 octobre à Namur quelques mois avant que l’Allemagne nazie n’envahisse la Belgique. De Pirotte on retient sa radiation du barreau, accusé d’avoir facilité l’évasion d’un de ses clients, sa fuite en France où il mène une errance vagabonde durant plusieurs années, sa vocation littéraire dont il dira qu’elle lui a été offerte par sa condamnation : « Les magistrats qui m’ont condamné m’ont accordé une forme de bonheur. Celui de vivre dans l’extraordinaire ».

Lire Pirotte relève de l’expérience initiatique. Ecrivain poète, il entraîne le lecteur avec lui qu’il perd dans les rêveries romancées d’un exil improbable entre vrais faux truands et amateurs de bons vins, voyages bohèmes ponctués par le souvenir, déambulations secrètes dans le taxi d’Antonio en quête d’amours vénales et oscille entre un certain art de vivre et sa vision désabusée de l’existence : « Le destin ne serait que le fruit amer de l’erreur » écrit-il, sentence désabusée sur notre liberté de choisir. Fatum.

Mes juges à moi c’est le covid, l’Andalousie ma cavale. Quarantaine improbable sur l’île de Isla Canela, coincée entre océan, fleuve et marais, d’où je ne m’éloigne presque pas. Confinement de luxe, la plage et la mer s’offrent à mon désir. Plus au nord s’étend la ville de Ayamonte dont les constructions basses ont colonisé plaine et colline. J’aime à musarder dans les ruelles étroites qui mènent de la marina à la place de la Lagune où les terrasses des restaurants récemment rouverts m’invitent à flâner en buvant un café au soleil. Je découvre un art de vivre qui bouscule mes certitudes, m’entraîne à regarder ma vie sous des angles différents. Perspectives nouvelles, changement de paradigme.

Venu ici pour terminer un roman et m’éloigner de l’ambiance délétère en France, j’ai profité durant six semaines d’un manière de vivre que je ne m’étais jamais autorisée partageant mon temps entre écriture, longues promenades, rêvasseries et projets professionnels. La ligne d’horizon s’est éloignée, donnant aux choses une perspective particulière et singulière. Peu à peu je me suis laissé gagner par le charme particulier de cette région que je ne connaissais qu’en tant que touriste qui vient passer les fêtes de fin d’année en famille.

La liberté n’est pas totale, virus oblige. Il a fallu attendre plusieurs semaines pour goûter de nouveau au plaisir d’un déjeuner face à l’océan ou être autorisés de sortir de la ville. Prison dorée mais prison tout de même. Malgré tout, la baisse quotidienne du taux d’incidence voit le champ de nos libertés s’étendre d’avantage nous laissant presque vivre normalement. Pas question bien sûr de se rendre au Portugal voisin, la frontière reste fermée, le pays subit un confinement stricte en Algarve comme partout ailleurs. Je scrute avec nostalgie les hauteurs lusitaniennes qui s’étendent vers l’Ouest annonçant l’étrange lagune qui baigne Faro et les longues langues de sable qui se prolongent jusqu’à Vilamoura, territoires désormais interdits sans une impérieuse nécessité de s’y rendre ! Adieu donc road trip vers le Cap Saint Vincent. A Sagres nous nous serions restaurés de quelques poissons grillés arrosés d’huile d’olive servi par le patron affable d’un bouiboui discret avant de reprendre la route vers Lagos enveloppés par la douceur des derniers rayons de soleil, espérant trouver un hôtel ouvert pour y passer la nuit.

L’ombre de Bruce Chatwin plane sur mon esprit. La vie doit-elle nous entraîner avec force et rupture ?

« — Combien vous dois-je pour la chambre ?

— Rien. Si vous n’y aviez pas dormi, elle serait restée inoccupée.

— Combien pour le dîner ?

— Rien. Comment pouvions-nous savoir que vous veniez? Nous avons fait la cuisine pour nous. » (1)

Je pressens que tout se niche dans cet improbable dialogue. Une certaine manière de vivre, frontière entre deux logiques trop clivantes pour espérer voir quelques accords naître un jour. Ligne de crête impossible où le dogme et la doxa prennent le pas sur l’intelligence et le progrès. Il en va de même avec l’époque que nous traversons, inimaginable il y a encore un an, et pourtant bien réelle. Dystopie, et ce que certains nomment désormais gorafique, lire à ce sujet l’excellent papier de Frédéric Lordon dans le Monde Diplomatique (2), tiennent la dragée haute au cartésianisme faisant fi de siècles de culture et de pensée pour nous convertir aux croyances sans fondement. Crise systémique plus que sanitaire où viennent se télescoper des événements en apparence déconnectés : échouage d’un cargo dans le canal de Suez, Big Resset, vaccination de masse, hashtagie qui voit se développer une vision caricaturale de l’homme blanc machiste et raciste par essence. La convergence des luttes est dépassée, place à l’avénement des revendications auto-centrées engendrées par la spirale sans fin du néo-libéralisme qui renvoit l’être humain au milieu des biens de consommation avec ses caractéristiques raciales, religieuses, politiques ou sexuelles. Les codes barres imposés permettront bientôt de nous reconnaître et de nous trier tels des colis pickés dans une plate-forme Amazon ou les conserves voyageant sur la bande de caoutchouc infinie de la caisse d’un supermarché attendant le beep fatidique du scanner. Image saisissante qui rappelle le film The Wall quand les enfants masqués uniformisés par le savoir officiel glissaient sur un tapis roulant noir avant d’être transformés en chaire à saucisses ! (3)

Elle me manquera cette parenthèse andalouse quand j’aurai regagné les espaces ténébreux de la Bretagne armoricaine. Nul part je ne retrouverai l’élégance discrète des pécheurs de tellines, la caresse du vent sur ma joue mal rasée, le silence rassurant des nuits sans lune. Les matins ne seront plus les mêmes, il me faudra une toute autre énergie à l’instant où j’ouvrirai mes volets sans reconnaître au loin les coteaux encore masqués par la promesse de l’aube. Toutefois je garderai en mémoire cette fenêtre entrebâillée m’invitant à choisir un chemin inédit pavé de manuscrits qui m’emporterait au grès des courants vers ma destinée bohème. Le murmure de la mer léchant le rivage réveillera éperdument les reliques d’un passé révolu que seule la folie du monde pouvait inventer. La cavale ne fait que commencer.

1 – En Patagonie, Bruce Chatwin
2 – Critique de la raison gorafique
3 – Pink Floyd, The Wall

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