Carnets

Et pour quelques pages de plus

J’avais finalement décidé de publier, à la hâte, une partie des chroniques écrites entre mars 2020 et janvier 2022, choisissant l’auto-édition plutôt que d’essayer de convaincre des éditeurs, incapable de décider comment présenter l’ouvrage, de choisir dans quelles cases, quels rayonnages il fallait le classer. J’ai beaucoup de mal, moi-même, à en parler, à dire ce qu’il est.

Je croyais avoir trouvé la bonne formule :



« À travers l’expérience inédite de la crise Covid — confinements, pass sanitaire —, ce journal intime, interroge les dérives de la biopolitique et de la société de contrôle, tout en invitant à une méditation profonde sur notre époque. »



Résumé réducteur, forcément. D’une part parce qu’il s’agit un journal écrit à la première personne dans un style qui flirte parfois avec la poésie en prose dans des envolées lyriques et nostalgiques, d’autre part parce qu’il mêle mise en scène des journées confinées et réflexions critiques. Dans le champ éditorial actuel, le livre s’apparente à un ovni littéraire. Un ovni « complotiste », évidemment, puisqu’il narre l’évolution de la perception qu’un homme seul a de la pandémie. Tout d’abord sidéré et effrayé, il n’a de cesse de chercher des données chiffrées, des études objectives lui permettant de comprendre la situation et de tenir. Une matrice nouvelle se fait jour, émerge des centaines de graphiques qu’il publie, issus des données publiques disponibles, radicalement différente de celle que dessine le discours officiel sur la dangerosité du virus, la nécessité des confinements et du port généralisé des masques quand ils sont enfin disponibles.

Certains lecteurs l’ont très bien perçu : « Qui aurait cru que l’isolement forcé puisse ouvrir une telle fenêtre sur soi ? […] Un cri silencieux, un besoin vital d’écrire pour tenir debout, pour ne pas céder au vide. »

Pourtant, si on ne devait retenir qu’un seul aspect de ce petit livre, ça serait à mes yeux bien autre chose. De la sidération originelle engendrée par la crise sanitaire, politique en réalité, renaissait une destinée oubliée, occultée depuis des décennies, celle d’auteur, d’écrivain peut-être. Vocation que j’avais abandonnée à l’aube de mes vingt ans mais que j’envisageais à nouveau, surpris, comme on redécouvre le pétrichor après un long été sans pluie qui aurait asséché les terres fertiles à la littérature.

La suite est connue : l’obsession de la voile et de l’informatique me conduisait à envisager la profession d’architecte naval. Projet qui se fracassa en deux temps. D’abord sur les écueils d’une vanité obstinée qui me poussa, dans une énième confrontation avec ma mère, à refuser de redoubler la classe de mathématique spéciale dans le lycée qui m’acceptait, pour avoir une seconde chance de réussir le concours des Arts et Métiers. Ensuite, et ça n’a pas été de chance, par la faute d’une rencontre amoureuse qui se passa mal. Elle conduisit l’être aimée aux portes d’un hôpital psychiatrique, me laissant seul face à mes études ratées.

Depuis trois semaines, PRÉLUDE est paru. Sa couverture, marine, s’affiche sur les plateformes de vente en ligne suivie de mon nom et d’une présentation elliptique de « qui je suis ». Cette publication devait permettre de clore un chapitre, d’en finir enfin avec les jours sombres. Ceux de la Covid, des confinements, de l’expérience dystopique. C’était sans compter, cinq ans après, la guerre annoncée contre la Russie. L’antienne rhétorique prenait à nouveau place, dégoulinait de plateaux télé en tribune. Les mêmes visages honnis déversaient leur bile, portes-parole d’une leçon bien apprise, néo chiens de garde d’un système mortifère. À nouveau il fallait se préparer au pire. Quelle mise en scène macabre cette fois ? Des images guerrières envahissaient les écrans obéissant aux injonctions posthumes de Edward Bernays. Thanatos était de retour.

Coincé en France pour plusieurs semaines, je tentais d’échapper à la bêtise en me plongeant dans la mise en avant de mon livre. J’y consacrais tout mon temps, toute mon énergie. J’apprenais.

Une courte accalmie m’a porté quinze jours du côté de l’île Cannelle où je n’ai cessé de jouer le jeu de la promotion m’efforçant de la rendre joyeuse à défaut qu’elle ne fut toujours heureuse. Ma mère aurait dit qu’à force de taper sur un clou, on finit toujours par l’enfoncer. Alors je tape, jour après jour. Chaque matin, le même rituel : les chiffres des ventes, le classement du livre sur Amazon. Ensuite le programme « marketing » du jour défini par mon assistant GPT. Un questionnaire de Proust par-ci, une interview par-là. Gagner de nouveaux lecteurs, se faire un nom.

Je songe à la parabole que m’a racontée un ami rue Scribe, à Nantes, à la terrasse d’un café qui a depuis disparu, comme tant d’autres, au profit de boutiques de prêt à porter qui déshumanisent les centres-villes passés dix-neuf heures. S’il faut cent jours à un nénuphar qui double de surface tous les jours pour couvrir la moitié d’un étang, combien lui en faudra-t-il pour recouvrir tout l’étang ? La réponse est remplie d’espoir. Elle me sert de phare quand le doute se fait trop présent. D’après une autre amie les chiffres des ventes sont très encourageants pour un ouvrage porté sans le concours d’une maison d’édition portant sur un sujet polémique. La petite voix décrite par Foucault, que j’aime à citer, murmure à nouveau à mon oreille : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent — étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait si elle s’ouvre »

Depuis mardi, j’ai retrouvé la Bretagne. Assis face à l’île de Groix, à l’entrée de la rade, je regarde songeur les voiliers qui prennent le large. J’ai emporté avec moi mon livre pour une photographie inédite sur la plage. J’aime le voir parcourir le monde, regarder interdit les clichés pris aux Antilles, à New York, sur une place andalouse, dans un train pour Nevers. Le vent caresse ses pages. Peut-être quelques mots s’échappent vers le large, rappellent le triste anniversaire du premier confinement, cinq ans déjà ? Lentement l’irréfragable vérité se révèle dans la presse mainstream. « Le tabou de l’accident de laboratoire vole en éclats » titre le journal Le Point. Les premiers échanges autour de mon livre, les premiers avis de lecteurs me convainquent que j’ai fait le bon choix. Publier ces pages était nécessaire, absolument nécessaire. Les mots posés sur cette étrange période doivent continuer de voyager.

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