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En voyageant, en écrivant

Impunité

A Nice, la place du Général George Marshall prolongeait la brasserie la Renaissance dont le mobilier neuf, qui s’aventurait le long du trottoir de la rue Defly, ne parvenait pas à faire oublier la façade désuète dont on aurait dit le décor d’un film de Jacques Deray. L’enseigne jaunâtre reprenant la couleur des volets rouillés, toujours fermés, de l’immense appartement qui occupe le premier étage de l’immeuble,  la typographie du nom affiché partout telle une injonction à ne jamais oublier, la carte des sandwichs à 4 euros, jambon, saucisson ou copa, transportait les passants à l’aube des années 80. Fermer les yeux, deviner Jean-Paul Belmondo mangeant un œuf dur au comptoir, deux amies attablées devant des cafés crème à coté de sacs de la boutique au bonheur des dames, des jeunes en jeans autour du flipper. Un peu de la Boum, un peu du Marginal, un peu de la liberté qui accompagnait mon adolescence.

En 2018, le restaurant a cédé sa place à une librairie, les Parleuses, dont le nom fait référence aux entretiens entre Duras et Xavière Gauthier édités aux éditions de Minuit qui publia le Silence de la Mer en 1942, maison d’édition résistante s’il en est. Les rayonnages en bois brut font la part belle aux auteures dont certaines rarement mises en avant comme Charlotte Delbo, Goliarda Sapienza, Dorothy Parker, Lou-Andreas Salomé ou Anne-Marie Schwarzenbach.

Vendredi 9 décembre place George Marshall, on célébrait en grande pompe le futur hôtel de police, qui doit accueillir plus de 2000 policiers nationaux et municipaux à partir de décembre 2025, installé à la place de l’ancien hôpital Saint Roch. Un lieu d’enfermement ferme, un lieu de contrôle prend sa place. Les photographies de ce temple dédié à la doctrine sécuritaire du maire font froid dans le dos : règne de l’hypervision, descendant du panoptisme cher à Michel Foucault.

En réponse à la venue de l’actuel ministre de l’intérieur, les deux libraires Anouck Aubert et Maud Pouyé avaient décidé de faire appel au collectif des collages féministes de Nice pour habiller leurs  vitrines de slogans dénonçant les violences faites aux femmes en s’appuyant sur le titre du livre choc de la journaliste Hélène Devynck contre PPDA, Impunité, qu’elles recevaient le mardi 6 décembre.

« Qui sème l’impunité récolte la colère », « violeurs on vous voit », « Sophie on te croit »

Messages rapidement masqués par des policiers, le matin même de la venue du ministre, d’un voile noir, censure qui ne veut pas dire son nom, exercées par des fonctionnaires aux ordres d’un pouvoir qui ne prend plus de gant.

Qu’importe que leur avocate parviennent à démontrer qu’il s’agit d’un cas manifeste de «détournement de pouvoir ». Le pouvoir n’en a cure.

Alors qu’on estime que plusieurs centaines de manifestants ont été tuées par les autorités iraniennes depuis septembre, en France on voile de noir une librairie. Samedi, lors d’un débat organisé à l’issu de la projection du film Trois Visages de l’Iranien Jafar Panahi, le maire de Nice rappelait benoîtement son soutien « au changement appelé de leurs vœux par les Iraniens depuis de nombreuses semaines ». La veille ses services fournissait le matériel nécessaire pour occulter les vitrines. Là bas on meurt pour ne plus porter le voile, ici les forces de l’ordre l’impose, muselant culture et revendications féministes. Le parallèle glaçant montre l’état de déliquescence de notre démocratie et l’agonie des clercs.

On aimerait qu’une voix sorte du silence pour s’indigner, pour protester.

Bien sûr, Hélène Devynck a réagi pastichant Molière, «couvrez ce livre que je ne saurais voir», dénonçant «des méthodes de tyrans d’opérette qui seraient seulement ridicules si elles n’imposaient pas leurs ténèbres, ne choisissaient pas le camp des agresseurs et ne masquaient pas les douleurs réelles des vies abîmées ou même, parfois, massacrées».

Bien sûr les propriétaires de la librairie crient à la censure, saisissent le tribunal administratif de Nice.

Bien sûr les médias mainstream se sentent obligés de faire un papier.

Une voix se fait entendre au milieu du mutisme des intellectuels, des libraires, des acteurs des milieux culturels. Cette voix c’est celle de Florence K, seule libraire a avoir eu le courage de s’opposer à la tyrannie quand l’état imposait la fermeture des librairies en novembre 2020. Dans une lettre ouverte au président de la République, elle rappelle l’importance et la fragilité de notre démocratie mise à mal par les coups incessants portés à la liberté d’expression depuis la crise sanitaire. Partout la censure se répand, implacable, permise par la peur, les lèvres soudées et les yeux qui se baissent.

En mai 1933, les nazis brûlaient des livres, jetant dans de gigantesques brasiers les ouvrages des auteurs jugés néfastes et dangereux à la santé morale de l’Allemagne. En 1953 Ray Bradbury  dénonçait une société dystopique qui interdirait de lire et de penser par soi même. Plusieurs générations se souviennent encore que le papier brûle à la température de 451 degrés Fahrenheit. 

Qui se souviendra du 9 décembre 2022 ? Qui se rappellera qu’un fonctionnaire zélé, Eichmann en puissance, a donné des ordres pour qu’on dresse à la vas vite un rideau opaque nous plongeant dans les ténèbres ?

A l’angle de la rue Delfy, on démonte l’échafaudage qui aura permis de ravaler les 5 étages. La couleur des volets n’a pas changé. On aperçoit au loin le musée d’art moderne et d’art contemporain. Plus loin la rue Cassini mène au port. Un volume de Julien Gracq, un inédit de Céline, une traduction récente de la Montagne Magique occupent un sachet en carton. Les livres ont besoin de lumière et d’intelligence. Ils aiment voir leurs pages lues, tournées, cornées, leurs tranches assombries, leur dos parfois plus clair à force de soleil et de lune. Qu’importe la pile à lire ! Qu’importe que l’encre soit sèche ou numérique ! La trilogie incessante doit continuer : des auteurs pour écrire, des libraires comme passeurs, des lecteurs pour lire, relire et lire encore. Chaque page écrite, chaque page lue est un rempart contre l’obscurantisme, une invitation à lever la tête. Refuser que le hidjab combattu avec courage en Iran cède la place en France à l’indifférence.

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