Caceres : Citadelle ancestrale, ruelles pavées, château veilleur du temps
En voyageant, en écrivant

La nuit noire

Il est des dimanches de novembre plus tristes que d’autres. Des lundis aussi. Il pleut sur Paris. Rue de Rennes, des visages inconnus défilent le long des façades nimbées d’un crachin gris. Leur nom, leur prénom viennent d’ailleurs, pays lointain où poussent des oranges et des bombes qui massacrent les enfants. Photographies inattendues, placardées sur nos murs, de gamins, d’hommes, de femmes retenus en otage parce qu’ils ont le tort d’être juifs.

Une mélodie, reprise par Stacie Kent, semble flotter alentour, murmure incertain : « Que reste-t-il de nos amours ? Que reste-t-il de ces beaux jours ? Une photo, vieille photo de la jeunesse ». Impossible dialogue, « Je t’aime », « Ne dis pas ça ». Je dis ce que j’aimerais entendre, tu entends ce que tu aimerais dire.

On s’habitue aux deuils, aux réveils au milieu de la nuit, à la peine lancinante qui ne se calme pas. Douleur constante, comme celles qui nous tiennent éveillés et inquiets, passée la cinquantaine. La tempête est passée, en apparence. Chacun gère comme il peut. Une photo fleurie, posée sur une table rustique en acajou, héritée d’une maison pointe de la Garde, qui voyagera incognito entre Bretagne et Andalousie. Se rappeler, ne rien dire, le regard vide. Chasser la larme d’un sourire.

A Saint-Germain-des-Prés j’ai rendez-vous avec Verlaine. Je m’attarde dans l’église abbatiale où une jeune femme est assise quelques rangées de chaises devant moi. Les travaux de rénovation en cours viennent troubler le silence, empoisonnent mes pensées.

Rue Jacob, la librairie maritime et d’outre mer a disparu, remplacée par un concept bobo à la mode. Le monde d’hier n’en finit pas de se décomposer, entraînant avec lui un siècle que je n’ai pas cessé d’habiter. Je vis cahin-caha dans une époque disparue, peuplée de souvenirs dont les derniers vestiges s’étiolent lentement, impalpables et éthérés.

Gare Montparnasse je me pose en terrasse. Un latte, un cannelé pâtissé trop loin de Bordeaux. A la table qui jouxte la mienne, deux femmes, qui ne se connaissent pas, discutent de leurs voyages et de leur cancer du sein, elles sont en sursis, moi aussi. Nous le sommes tous. Certains plus que d’autres.

Le TGV pour Quimper est à 12h47. Une heure à tuer. Bientôt, le train « We Go » foncera vers les terres armoricaines mettant un terme à un périple de 4000 kilomètres. Dans le métro déjà, l’Espagne se rappelait à mon bon souvenir, une publicité m’invitant à y venir pour donner un second souffle à ma vie. Si les voyages forment la jeunesse, ils savent également insuffler un peu de vitalité à la vieillesse. Drôle de circuit, choisi par mon père retraçant en sens inverse son dernier périple avec maman en mai dernier. Même trajet, mêmes haltes.



Première étape au Pays Basque, à Anglet, où nous descendîmes dans un hôtel, fraîchement rénové, posé face à la mer en colère. Une eau cuivrée venait battre le rivage tandis que nous marchions sur le sable, rapidement stoppés par des nuages sombres descendant des Pyrénées. Au dîner, je taquinai papa sur l’âge avancé des autres convives – il était cependant leur aîné – comparant la salle de restaurant à celle, sinistre, d’un Ehpad. L’humour est une arme efficace pour briser la pudeur. Celle qui empêche d’évoquer le passé, comme si un accord tacite imposait de laisser les morts avec les morts, les vivants avec les vivants.

Cela fait bien longtemps que nous n’avions pas voyagé seuls tous les deux, mon père et moi. La route évoque des navigations anciennes, des appareillages à l’aube vers Guernesey ou les Iles Sorlingue, des accostages de nuit contre des quais humides noyés dans la brume. Nous nous connaissons. Pas de silences gênants. Il conduit, je co-pilote. L’ombre de maman nous accompagne. Nous évoquons pudiquement certains épisodes anciens. L’émotion n’est jamais loin.



A Cáceres, nous réussîmes à nous perdre en voiture dans la vieille ville désertée, atteignant pourtant la place qui jouxte le château et la cathédrale Santa Maria, cœur ultime d’un dédale constitué de vieilles maisons, la ville date du XIIème siècle, d’où nous serions restés prisonniers sans le concours du gardien en faction devant l’office de tourisme. A l’écart de la ville, nous attendait une ancienne résidence, transformée en boutique-hôtel, exilée dans la campagne émeraude de l’Estrémadure qui contrastait avec les paysages traversés depuis notre départ : on se serait cru transportés au milieu des étendues verdoyantes de la lointaine Irlande où seraient venus se perdre des oliviers et des perchoirs pour cigognes.

Le dîner fut servi dans l’antique salle de réception, sur une petite table carrée, dressée à l’écart, à proximité de la fenêtre qui donne sur la piscine et le jardin d’été. Premier repas espagnol, décevant compte tenu du chic de l’endroit, où le vin du Douro eut l’effet escompté : réchauffer les cœurs et les esprits. J’en oubliai même la douleur à la jambe qui me faisait boîter depuis quelques jours.



Le lendemain, le soleil nous accompagna jusqu’à l’Atlantique que nous atteignîmes à l’heure du déjeuner. Coup de chance, la Cabra était ouverte, chiringuito qui borde la dune où je dégustai une daurade fraichement pêchée dans la baie de Cadix. Ils sont nombreux à rentrer le soir, empruntant le Rio Carrerras vers les ports de Punta Del Moral ou Isla Christina, barques blanches qui rapportent dans leurs cales la marée du jour qu’on achète sur les marchés locaux. La saison touristique terminée n’enlève pas le voile d’insouciance qui offre, là bas, un refuge préservé où l’on échappe aux préoccupations du quotidien.

Je n’étais pas retourné à Isla Canela depuis un an. La modernité y avance, jette sa doxa aveugle, au risque de ruiner l’équilibre architectural, plutôt réussi, des grands immeubles d’inspiration andalouse qui se mêlent, dans des nuances ocrées, au golf, à la lagune et à la dune. Désormais les grues accouchent de blocs blancs et noirs qui ruinent l’horizon dans un ballet incessant. Le temps est suspendu, il ne tardera pas à me rattraper, cherchant à imposer une modernité que je fuis. Le champ du possible s’épuise, s’amincit.

Je redoute le retour à Vannes où les pierres me parlent davantage que les hommes. Je redoute les journées d’automne ponctuées d’un vent en rafale. Je redoute le tumulte que je pressens. Je redoute la nuit noire.

Commentaires sur “La nuit noire

  1. « Le monde d’hier n’en finit pas de se décomposer, entraînant avec lui un siècle que je n’ai pas cessé d’habiter » Voilà qui résume assez bien ce que je ressens depuis que le vingtième siècle s’en est allé, peut-être en 2011 lorsque j’ai passé les 50 ans. La suite n’a été que sursis…

  2. Jolie écriture, cher ami. Finalement, de tout ce que j’ai lu, de tous ces livres qui hantent nos tables de chevet, je crois que je n’aime rien autant que les récits de voyages…

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