En voyageant, en écrivant

Une journée particulière

J’avais presque oublié la date avant de la noter sur la feuille de caisse. Il est des jours où cela fait du bien de pleurer. Stéphane Lerouge ressuscite Michel Legrand, un été 42. Dans la nuit du 19 au 20 août un terrible orage de grêle secoue l’est de Paris. Des grêlons de 70 grammes sont recueillis au parc Saint-Maur. Maman vient d’avoir 4 ans. Je suppose qu’elle habite déjà Cavaillon dans la fameuse maison dont l’habitation voisine aurait abrité la Kommandantur.

Il ne cesse de pleuvoir depuis le lever du jour. Une pluie particulière à la Bretagne, mélange de crachin et d’averse. Quelques parapluies colorent les rues de Vannes. A la « radio » Mark Knopfler succède à Legrand : Why Worry. Pourquoi s’en faire ? Le soleil brillera après la pluie. Le clocher de la cathédrale Saint Pierre sonne onze heures attirant quelques touristes bravant les intempéries. Forment-ils une nuée de pérégrins jouant un opéra sans musique ? Je jette un regard vers l’encadrement vide de la porte d’entrée de la boutique où je ne verrai plus jamais apparaître la silhouette de ma mère.

Le souvenir fugace d’une soirée à Falmouth me revient à l’esprit. Nous avions décidé de débarquer pour dîner malgré le temps exécrable, comme souvent en Cornouaille. Un demi-mile peut-être pour rejoindre en annexe la cale la plus proche avec un fort suroît et du clapot. Maman s’était protégée avec un immense sac poubelle.

Combien de réminiscences fulgurantes s’inviteront aujourd’hui ? Combien de crises de larmes ? A midi j’irai prendre un café avec le premier venu. Tout plutôt qu’être seul. Ne rien dévoiler, garder ma peine muette. On joue la comédie pour un public invisible, endossant tour à tour les rôles que la société nous attribue. Qui se doute que je joue un double rôle et que l’écrivain se cache derrière le vendeur de prêt à porter ? J’en ai bientôt fini avec ce personnage. Quelques semaines, quelques mois et je serai libéré, libre d’inventer une partition nouvelle.

Ce soir la musique savante s’invitera sur les bords du Golfe, mélange de blues et de rock. J’espère une embellie, avec, qui sait, un coucher de soleil sur l’anse de Kerdelan. Il suffira d’un signe pour que je comprenne qu’elle n’est pas loin.

Les images affluent. Samedi premier juillet, je lui disais au revoir pour la dernière fois avant de m’embarquer en train vers Orléans. Une semaine plus tard, l’appel téléphonique de mon père : « Il va falloir être fort ». Tout a été très vite : le corps qu’on emporte, les prises de décisions trop rapides auprès des pompes funèbres. Nous découvrions un monde nouveau. Mon frère réussit à venir quelques jours. Les deux fils et le père réunis dans cette maison qui était la sienne. Dix jours plus tard la crémation, seul avec papa, presque improvisée, impersonnelle. Un cercueil de bois blond au fond d’une salle trop grande et sans charme. Cette plaque vissée : Monique Messian, 11 août 1938 – 8 juillet 2023. J’ai fondu en larmes dans les bras de mon père.

Je redoute que ma mère ne devienne anonyme. Je redoute les cendres dispersées. Je redoute les souvenirs qui s’éteignent, les photographies effacées, les lettres jetées, la voix oubliée.

Il y a un an elle ne m’avait pas ménagé lors d’un déjeuner d’anniversaire durant lequel je subissais ses foudres sans réelle raison. Elle souffrait malgré la prise continue d’anti-inflammatoires, supportait mal d’avoir du mal à marcher et de se montrer diminuée. Cela la rendait parfois aigre et grincheuse. Maman et moi avions une relation tempétueuse, nos altercations n’étaient pas rares. Il m’est arrivé plusieurs fois de quitter la maison suite à une dispute. Adolescent puis jeune adulte, je la surnommais « Staline » ou « Li Peng ».

Ce n’était pas Folchoche non plus, ma mère. Jusqu’à la fin, elle s’est fait du souci sur mon avenir, sur ce que j’allais devenir. Peut-être qu’à trop vouloir me protéger, elle m’aura poussé vers la facilité et de mauvais choix. Peut-être.

On naît deux fois, la seconde fois quand on perd sa mère. Depuis plusieurs années nous nous voyions moins souvent : mes parents avaient choisir de passer l’hiver dans le sud du Portugal puis en Espagne. Nous y allions à Noël. La crise Covid m’aura permis de me rapprocher d’eux. Février 2021, je passais cinq semaines en leur compagnie dans l’appartement andalous que bordent l’île Cannelle et le Guadania. Dois-je avouer que je craignais chaque matin qu’un de mes parents soit décédé dans la nuit ? Je me levais tôt pour écrire, pressentant l’aube, pressé d’entendre les bruits familiers de mes parents réveillés avant de prendre le petit déjeuner en famille.

Chaque jour, je repoussais le moment de repartir au motif des annulations de vols, n’ayant pas envie de rentrer en France et pressentant la chance qui m’était offerte de passer des moments privilégiés seul avec eux. La veille de mon départ, nous allâmes à l’hôpital Huelva pour que je puisse faire un test covid puis passâmes le reste de la journée dans d’immenses entrepôts à choisir un canapé qui ne serait jamais commandé.

Flash back, port de Camaret. Sophie fête ses dix-huit ans, maman ses quarante-huit. Nous avons commandé des homards dans le vivier qui fait face à la digue. On danse sur le pont des bateaux. Mon père improvise un discours gaullien en direction des pêcheurs encore présents sur le môle.  « Français ! » leur lance papa les bras levés. « Oui ! » Répondent-ils à l’unisson. Soudain une voix frêle se fait entendre depuis un panneau de pont : « S’il vous plaît, laissez-moi dormir. Nous sommes en mer depuis des jours et je n’ai pas dormi. »

Quelques bières en bonne compagnie, l’œil parfois humide. Ne rien dire de ces heures nouvelles où j’apprends le rôle d’orphelin. Rire bien sûr. Je serais bien entouré, j’en suis certain. Du fond des ténèbres une voix chantera pour moi : « Je suis un enfant sorcier. Je suis un enfant magicien. ». Oui, je suis un enfant, son enfant, son fils. A jamais.

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