Chroniques d'une épidémie

Journal du confinement (9)

J’avais la tête pleines de mots avant de me poser devant l’ordinateur avec une tasse de thé. Ils se sont envolés. Remplacés par le stress à l’idée de ce que j’ai à faire d’ici deux semaines. Ecrire est inutile, cela ne rapporte rien. A quoi bon s’ingénier à jouer à l’auteur dans un monde futur où disparaîtront les librairies et les maisons d’édition ? Ai-je vraiment l’opportunité de devenir écrivain ? Ces questions me taraudent. Six semaines d’un temps infini ne m’auront pas permis d’avancer mon roman. La prégnance de l’épidémie emporte le récit vers des rivages morbides et mortifères. Je ne contrôle plus rien. Je sais que cet abandon est provisoire, que j’ai profité de cette période pour me frotter autrement à des lecteurs par centaines. Je n’arrive pourtant pas à me détacher d’un sentiment de culpabilité : qu’ai-je fait du temps qui m’a été offert ? N’ai-je donc pas une nouvelle fois tout gâché ? Vais-je laisser tomber et passer à autre chose ? Oublier cette ancienne lubie et retourner à ce qui me fait vivre ?

Le souvenir est lointain. Probablement inexact. Je viens d’avoir 18 ans. J’essaie de m’endormir sur la plage de Camaret car je n’ai pas osé chercher une chambre d’hôtel. Je me suis engueulé violemment avec mon père qui m’a reproché de foutre en l’air mes études et de ne pas avoir la tête sur les épaules. J’étais bien gentil avec mes grandes idées mais elles ne font pas bouillir la marmite. Quel dédain j’avais alors pour le métier de mes parents « petits commerçants » ! Leur tord aura été de vouloir me protéger et de ne pas m’apprendre ce qu’était réellement leur métier. Depuis 30 ans, j’ai volontairement sabordé tout ce que j’ai entrepris : mes études d’abord, jamais terminées, mes projets de sites internet, abandonnés sur l’autel du pragmatisme financier qui me conduisait à privilégier la sous traitance et les lignes de code, mon mariage, la rénovation de mon appartement, mes passions, mes amitiées. Tout y est passé ! Je suis celui qui a de bonnes idées, qui commence tout et qui ne finit rien ! Il y a toujours une bonne raison pour procrastiner. La vie a passé. Verlaine me chuchote à l’oreille :

“ Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ? ”

Vais-je continuer à me détester ? J’ai visionner récemment une vidéo dans laquelle le message se résumait simplement : “ si tu remets à demain ce que tu as à faire, c’est que tu n’aimes pas ce que tu fais ”. C’est vrai. Oui, c’est vrai. Mais pas pour tout. La terreur de l’insuccès sait être extrêmement inhibitrice. Mieux vaut couler le navire que de ne pas gagner la régate ! Le travail sur soi devient vital. Transformer peurs et fiascos en énergie nouvelle. Au fond, j’ai tant appris. On n’efface pas trois décennies de culture de l’échec en six semaines de confinement. La trouille de rater restera présente, la honte aussi. Je reste le petit garçon qui aurait souhaité plaire à ses parents. Celui dont on ne parle pas, celui pour lequel on se fait du soucis.

Hier j’ai terminé ma treizième chronique. Comme je suis un peu superstitieux, je me dépêche d’en rédiger une nouvelle. L’objectif est simple : mille mots au moins. Concentration : couper le téléphone, supprimer les notifications diverses et variées, un peu de musique, un dictionnaire des synonymes. En avant sur le grand toboggan de l’écriture ! Ecrire reste un mystère, un défit. J’envie les auteurs qui sont des mitrailleuses à mots. Ma production traîne, laborieuse. Un voile blanc obscurcit mon esprit. Les sachets de Yellow Label s’accumulent dans la poubelle, j’ai troqué la caféine contre du thé éco-responsable. Un œil par la fenêtre, la pluie a cessé de tomber. Quelle flotte depuis deux jours. Signe annonciateur de la fin de notre internement volontaire. Regretterai-je les aboiements du chien du second ? Les longs appels téléphoniques et la télévision vociférante du voisin du dessous ? Les incessantes allers et venues dans l’immeuble et la porte qui claque malgré les règles strictes du #restonscheznous ? Le rituel du professeur Salomon alignant ses chiffres lugubres chaque soir avant le journal télévisé ? Ne vais-je pas troquer une prison pour une autre, composée d’habitudes et de conventions sociales ?

Mes pensées de la nuit me reviennent en bouquet, explosent comme une évidence. Hormis la nature absente, les quarante dernières journées ne me conviennent-elles pas tout à fait ? L’enfermement est symbolique. J’ai troqué une liberté contre une autre. Celle de me coucher tard, d’écrire quand je le veux, de ne croiser personne, de ne pas faire de courbettes. Je me suis fait plus de faux amis sur Facebook en deux mois qu’en dix années passées à Vannes. Ma vie sociale explose. Je ne bois plus ni café ni alcool. Ma cinéphilie s’est réveillée. Le regard des autres et le qu’en-dira-t-on n’ont plus prise : je ne me rase pas tous les jours et je m’habille comme un marin au long cours. Vie rêvée en réalité. Robinson Crusoé du confinement au Vendredi numérique.

Les phrases se succèdent finalement. La crainte d’être sec s’éloigne. Petite victoire, mais victoire tout de même. L’obstination paye. Reste encore à chercher une photographie pour illustrer mon propos. Pixabay est un allié précieux. Laisser le billet seul le temps d’une douche et d’un déjeuner. Y revenir ensuite, relire puis publier. Ne pas chercher à plaire, écrire pour soi d’abord, se sentir satisfait. Le mieux est l’ennemi du bien, toujours. Pigiste gratuit des temps modernes. En Patagonie rémunère mal ses auteurs. C’est le prix à payer pour une ligne éditoriale totalement libre. Je ne m’impose rien sinon un forfait minimum pour le lecteur. Ma curiosité m’indique que mon activité – est-ce un travail ? – me rapporterait entre 120 € et 225 € par chronique si j’étais publié par un média mainstream (1).

La journée se déroule. Je partageais ce matin mes expériences de déconfinement temporaires avec une amie qui habite en Normandie à Yport. Nous convenions tous deux de notre sentiment mêlés d’effroi et de colère face aux comportements des autres. Les milles mots sont presque atteints, ils viennent de l’être en réalité. On pense à la seconde préface de Michel Foucault pour la réedition d’Histoire de la folie à l’âge classique justifiant qu’on supprime la préface.

“ – Mais vous venez de faire une préface
– Du moins est-elle courte.”

1 – Paye ta pige

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